Alice Coltrane en rattrapage jazz 2017? Quoi? N'a-t-elle pas quitté ce monde il y a une dizaine d'années? Nous ferait-elle parvenir de la nouvelle musique directement de l'au-delà? Un instant... On se calme. Je veux vous parler de la superbe compilation "The Ecstatic Music of Alice Coltrane Turiyasangitananda" que le label Lukua Bop a fait paraître en mai dernier. Elle regroupe des enregistrements datant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix alors que la musicienne s'était retirée dans un ashram qu'elle avait fondé en Californie.
Bien qu'on reconnaisse davantage sa contribution musicale aujourd'hui et que des artistes pop/rock comme les membres de Radiohead, de Sunn O))) ou bien Julia Holter la citent comme source d'inspiration, on a longtemps vu Alice Coltrane comme la Yoko Ono du jazz. Son arrivée dans le quatuor de son mari, l'immense John Coltrane, coïncidait avec le départ du pianiste McCoy Tyner (qu'elle remplaçait) et du batteur Elvin Jones, mettant ainsi fin à ce que plusieurs jazzophiles considèrent comme la grande période du maître: celle où selon eux, il aurait été entouré de son meilleur groupe. C'était également le début de la phase la plus free et la plus sauvage de la carrière du saxophoniste, période maudite pour quelques fans qui ne s'attendaient pas à se faire bousculer de la sorte.
Puis il y eu le cas "Infinity", un disque posthume de monsieur Coltrane. paru en 1972. On pouvait y entendre des pièces inédites du ténorman augmentée d'arrangements de cordes additionnels signés par sa veuve. Les plus puristes parmi les coltraniens ne l'ont probablement pas encore digérée... Quoi? Se croyait-elle tout permis celle-là? Pourquoi fallait-il qu'elle laisse sa trace sur la musique de son défunt mari? C'était bien avant les nombreux duos avec les morts ou les remixes de leur musique qui foisonnent de nos jours sans que quiconque ne s'en offusque.
Au final, Alice Coltrane n'a rien d'un parasite qui se serait servi de la réputation de son illustre mari pour se faire un nom. Je ne crois pas que ce soit à cause d'elle que le quartet classique de John Coltrane ait explosé. Tyner et Jones sont partis parce qu'ils étaient incapables de suivre le saxophoniste dans les chemins plus sinueux sur lesquels il avançait en jouant une musique de plus en plus véhémente et expérimentale. C'est sa femme qui est allée s'installer derrière le piano parce qu'elle partageait davantage sa sensibilité et son goût du risque. Elle le démontrera ensuite en amorçant une carrière solo aussi aventureuse que convaincante.
En plus de se mettre à la harpe, elle continua le travail de son époux en fusionnant free jazz et musiques orientales tout au long des années soixante-dix. C'était avant qu'un songe ne l'incite à fonder l'ashram où elle se retira pour se consacrer à l'enseignement de la religion hindoue à plein temps sous le nom de Swamini Turiyasangitananda. Elle n'avait cependant pas abandonné la musique. Au cours des décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix, elle fit paraître une série de cassettes de musique dévotionnelle. Ces cassettes s'adressaient surtout aux disciples de l'ashram. Le tirage en était donc extrêmement limité. Il va sans dire qu'elles devinrent des objets très convoités par les fans dans les années qui suivirent.
Le disque paru chez Lukua Bop est une compilation de ces quatre cassettes: "Turiya Sings" (1982), "Divine Songs" (1987), "Infinite Chants" (1990) et "Glorious Chants" (1995). Dès l'ouverture de "Om Rama", le premier titre de cette anthologie, on s'aperçoit qu'on ne se trouve pas en terrain jazz à proprement parler. On entend des fidèles réciter un mantra avec enthousiasme en tapant des mains. L'orgue - que je qualifierais de cosmique - d'Alice Coltrane vient baigner le tout d'une atmosphère quasiment new age. Il me fait penser aux moments plus angéliques des trames sonores de films de David Lynch par Angelo Badalamenti. Surtout sur la longue intro du splendide "Journey to Satchidananda".
On reconnaît toutefois la patte de madame Coltrane. Que ce soit à cause de cet orgue qu'on retrouve sur la plupart de ses disques jazz, de la harpe qu'elle joue sur "Er Ra" ou de son penchant pour la musique indienne sur "Rama Rama". La grande nouveauté pour ceux qui entendront ces chants pour la première fois, c'est la voix d'Alice Coltrane. Car oui, elle chante sur quelques unes des pièces proposées. Elle le fait avec un bel aplomb de sa voix douce et réconfortante. Le duo harpe-voix de "Er Ra" est une merveille. Tout comme les mantras qu'elle entonne sur "Om Shanti" et "Rama Rama". L'album se clôt d'ailleurs dans la pure splendeur avec "Keshava Murahara" sur lequel elle couche cette voix sur un fond d'orgue spatial et de cordes divines.
C'est dire qu'elle en valait cette réédition! On y retrouve la musique Alice Coltrane dans un autre contexte, mais aussi dans tout ce qu'elle peut avoir de plus pur, de plus beau et de plus serein.