par jon8 » 13 avr. 2020, 13:36
AFTERMATH: Texte #4 ''L'essentiel''
Ce qui a frappé l'imaginaire des gens au début de la crise, c'est la vague de fermetures des commerces, des endroits publics, tout ce qui n'est pas chez soi, que l'on fréquente régulièrement. Mais ce qui a réellement frappé l'esprit, c'est surtout la hiérarchie. L'introduction dans nos discussions quotidiennes du mot ''essentiel'', comme dans ''services essentiels''. Bang. En quelques jours, quelques heures, certaines choses sont devenues essentielles, d'autres moins... et plusieurs pas du tout. Le hockey par exemple. Qui parle de hockey en ce moment? Personne. La province en entier EST hockey, c'est même ce qui a remplacé la religion pour plusieurs, mais plus personne ne parle de hockey. Plus personne ne parle de hockey au mois de mars ou avril. Au Québec. Inimaginable, dans un monde où le non-essentiel est sur un pied d'égalité avec l'essentiel.
Cette hiérarchie a toujours existé. Elle était là, en dessous, pas si cachée que ça. On s'en fout parce que, eh bien parce que c'est un pays riche et ça sert à ça, les pays riches: cacher cette hiérachie sous le drap de l'abondance. Tu as faim, tu manges. Tu as soif tu bois. Tu as bobo, tu vas te faire guérir. On vient de lever un coin du drap, pas vraiment au complet, juste un coin.
Pouf, le hockey disparait. Il est là, il existe encore, il va revenir un jour, mais il disparait de notre quotidien. C'est pire que pendant les vacances de juillet, ce n'est pas la même chose, il ne disparait pas parce qu'on pense à la plage. Il disparait parce que ce n'est pas essentiel. Le festival de Jazz de Montréal non plus, n'est pas essentiel. Même si nous aimerions rire ces temps-ci, le festival Juste pour rire non plus n'est pas essentiel. La musique, le cinéma, l'art en général, rien d'essentiel. Il reste la littérature, bien sûr, qui se consomme presque toujours à l'abri des virus, mais même ça, ce n'est pas strictement essentiel: je n'ai plus la liberté d'aller flâner chez mon libraire favori. Seule option désormais possible est la consommation en ligne, loin de tout.
L'essentiel, cette ligne pas-si-invisible-que-ça, tracée sur le sol de la vie, est assez claire et ne laisse pas beaucoup place à l'ambiguïté. Le psychologue Abraham Maslow, il y a 80 ans, l'a bien représenté avec sa pyramide des besoins. Les besoins physiologiques, passent devant tout, suivi des besoins de sécurité.
L'essentiel, c'est ça. Ensuite tu montes tranquillement dans la pyramide et quelques kilomètres plus haut tu trouves le hockey, le jazz et les clowns.
Notre vie d'humain moderne se déroulait, pas plus tard que le mois passé, au sommet de la pyramide. Même l'essentiel ne l'était plus. Une poutine au foie gras arrosée d'un Château d'Yquem, ce n'est pas exactement essentiel. Oui, ça nourri, mais c'est un peu overkill comme méthode pour assurer sa survie. Il y avait une certaine déconnection, consciente ou pas, avec cet essentiel dont nous parlons tant. Et lors de la brutale reconnection, le réflexe chez certains fut de pourchasser les rouleaux de papier de toilette, du haut d'un carrosse d'épicerie devenu char d'assaut.
Je ne sais pas vous, mais moi j'y ai vu la preuve, claire et net, d'une perte de repères. Oui, d'accord, j'ai aussi vu comme vous la preuve de la connerie humaine, mais il y a plus. Ces repères, ceux qui nous permettent de se souvenir de quoi consistent ces choses essentielles. Ou même mieux: savoir faire la distinction entre les degrés de cet essentiel. Dois-je manger? Dois-je boire? Oui, respirer, ça je sais merci. Manger quoi? Je vais où? Comment je fais ça? Cette perte de repères là. Cette poutine au foie gras dégustée après la soirée au Centre Bell, tout à coup, nous a un peu éloigné de ces précieux repères.
Mais l'essentiel c'est aussi, et surtout, bien plus que respirer, manger et se protéger des ours. L'humain est rendu beaucoup trop loin dans son chemin évolutif pour rebrousser chemin et se contenter d'un gigot de sanglier sur le bord d'un feu. L'essentiel se trouve aussi ailleurs. Pas maintenant, non. Maintenant nous sommes en plein milieu d'une crise mondiale, l'essentiel c'est les soupes en conserve et le papier de toilette, mais viendra un jour, demain ou après-demain, où ce ne sera plus suffisant. Nous souffrons tous, déjà, de la distanciation physique. C'est déjà une question de sécurité, si on revient à la pyramide de Maslow. Puis, bien sûr, l'état mental. Psychologique, émotionnel. Cet essentiel là, l'autre coin du drap qui se lève tranquillement. La pression sociale, l'angoisse, l'anxiété, la peur, la solitude, le manque d'affection...
Respirer, boire et manger. Mais ensuite? Combien de temps l'humain moderne va survivre dans cet essentiel de bas de pyramide? Sans spectacle musical, sans ces sorties dans les cafés, les bars, les restaurants? Sans les soupers entre amis? Sans ces sports que l'on pratique ou que l'on visionne?
Partout, dans le règne animal, respirer, boire et manger c'est ce qui meuble une journée. Une journée où le loup aura respiré, bu et mangé est une journée réussie. Est-ce que l'humain moderne pourra se contenter de ça? Poser la question c'est y répondre. Notre essentiel est différent. La base de la pyramide nous permettra de survivre, un bref moment, mais rapidement nous allons vouloir vivre. Il en va même de notre survie.
[b]AFTERMATH: Texte #4 ''L'essentiel''[/b]
Ce qui a frappé l'imaginaire des gens au début de la crise, c'est la vague de fermetures des commerces, des endroits publics, tout ce qui n'est pas chez soi, que l'on fréquente régulièrement. Mais ce qui a réellement frappé l'esprit, c'est surtout la hiérarchie. L'introduction dans nos discussions quotidiennes du mot ''essentiel'', comme dans ''services essentiels''. Bang. En quelques jours, quelques heures, certaines choses sont devenues essentielles, d'autres moins... et plusieurs pas du tout. Le hockey par exemple. Qui parle de hockey en ce moment? Personne. La province en entier EST hockey, c'est même ce qui a remplacé la religion pour plusieurs, mais plus personne ne parle de hockey. Plus personne ne parle de hockey au mois de mars ou avril. Au Québec. Inimaginable, dans un monde où le non-essentiel est sur un pied d'égalité avec l'essentiel.
Cette hiérarchie a toujours existé. Elle était là, en dessous, pas si cachée que ça. On s'en fout parce que, eh bien parce que c'est un pays riche et ça sert à ça, les pays riches: cacher cette hiérachie sous le drap de l'abondance. Tu as faim, tu manges. Tu as soif tu bois. Tu as bobo, tu vas te faire guérir. On vient de lever un coin du drap, pas vraiment au complet, juste un coin.
Pouf, le hockey disparait. Il est là, il existe encore, il va revenir un jour, mais il disparait de notre quotidien. C'est pire que pendant les vacances de juillet, ce n'est pas la même chose, il ne disparait pas parce qu'on pense à la plage. Il disparait parce que ce n'est pas essentiel. Le festival de Jazz de Montréal non plus, n'est pas essentiel. Même si nous aimerions rire ces temps-ci, le festival Juste pour rire non plus n'est pas essentiel. La musique, le cinéma, l'art en général, rien d'essentiel. Il reste la littérature, bien sûr, qui se consomme presque toujours à l'abri des virus, mais même ça, ce n'est pas strictement essentiel: je n'ai plus la liberté d'aller flâner chez mon libraire favori. Seule option désormais possible est la consommation en ligne, loin de tout.
L'essentiel, cette ligne pas-si-invisible-que-ça, tracée sur le sol de la vie, est assez claire et ne laisse pas beaucoup place à l'ambiguïté. Le psychologue Abraham Maslow, il y a 80 ans, l'a bien représenté avec sa pyramide des besoins. Les besoins physiologiques, passent devant tout, suivi des besoins de sécurité.
L'essentiel, c'est ça. Ensuite tu montes tranquillement dans la pyramide et quelques kilomètres plus haut tu trouves le hockey, le jazz et les clowns.
Notre vie d'humain moderne se déroulait, pas plus tard que le mois passé, au sommet de la pyramide. Même l'essentiel ne l'était plus. Une poutine au foie gras arrosée d'un Château d'Yquem, ce n'est pas exactement essentiel. Oui, ça nourri, mais c'est un peu [i]overkill[/i] comme méthode pour assurer sa survie. Il y avait une certaine déconnection, consciente ou pas, avec cet essentiel dont nous parlons tant. Et lors de la brutale reconnection, le réflexe chez certains fut de pourchasser les rouleaux de papier de toilette, du haut d'un carrosse d'épicerie devenu char d'assaut.
Je ne sais pas vous, mais moi j'y ai vu la preuve, claire et net, d'une perte de repères. Oui, d'accord, j'ai aussi vu comme vous la preuve de la connerie humaine, mais il y a plus. Ces repères, ceux qui nous permettent de se souvenir de quoi consistent ces choses essentielles. Ou même mieux: savoir faire la distinction entre les degrés de cet essentiel. Dois-je manger? Dois-je boire? Oui, respirer, ça je sais merci. Manger quoi? Je vais où? Comment je fais ça? Cette perte de repères là. Cette poutine au foie gras dégustée après la soirée au Centre Bell, tout à coup, nous a un peu éloigné de ces précieux repères.
Mais l'essentiel c'est aussi, et surtout, bien plus que respirer, manger et se protéger des ours. L'humain est rendu beaucoup trop loin dans son chemin évolutif pour rebrousser chemin et se contenter d'un gigot de sanglier sur le bord d'un feu. L'essentiel se trouve aussi ailleurs. Pas maintenant, non. Maintenant nous sommes en plein milieu d'une crise mondiale, l'essentiel c'est les soupes en conserve et le papier de toilette, mais viendra un jour, demain ou après-demain, où ce ne sera plus suffisant. Nous souffrons tous, déjà, de la distanciation physique. C'est déjà une question de sécurité, si on revient à la pyramide de Maslow. Puis, bien sûr, l'état mental. Psychologique, émotionnel. Cet essentiel là, l'autre coin du drap qui se lève tranquillement. La pression sociale, l'angoisse, l'anxiété, la peur, la solitude, le manque d'affection...
Respirer, boire et manger. Mais ensuite? Combien de temps l'humain moderne va survivre dans cet essentiel de bas de pyramide? Sans spectacle musical, sans ces sorties dans les cafés, les bars, les restaurants? Sans les soupers entre amis? Sans ces sports que l'on pratique ou que l'on visionne?
Partout, dans le règne animal, respirer, boire et manger c'est ce qui meuble une journée. Une journée où le loup aura respiré, bu et mangé est une journée réussie. Est-ce que l'humain moderne pourra se contenter de ça? Poser la question c'est y répondre. Notre essentiel est différent. La base de la pyramide nous permettra de survivre, un bref moment, mais rapidement nous allons vouloir vivre. Il en va même de notre survie.