Truffaut n'est pas le seul à pourfendre l'étiquette munichoise. Plusieurs mélomanes et musiciens n'aiment pas le son des disques d'ECM qu'ils trouvent glacial. D'autres en ont aussi à redire sur la ligne éditoriale de Manfred Eicher: trop précieuse, trop bon chic bon genre. Ainsi, le saxophoniste allemand Peter Brötzmann a un jour dit que la production d'Eicher "coupait les couilles" des artistes qu'il enregistrait. Aussi, des musiciens norvégiens tels que Frode Gjerstad ou Paal Nilssen Love ont senti le besoin de s'éloigner clairement des sonorités éthérées qu'on a associées au jazz scandinave à cause d'albums parus sur ECM.
Manfred Eicher est un maniaque de qualité sonore. C'est pour cette raison qu'il a fondé Edition of Contemporary Music en 1969. Il trouvait la musique de ses jazzmen favoris fabuleuse mais mal enregistrée. Depuis, c'est souvent lui-même qui se trouve derrière la console afin d'assurer la production des disques parus sur son étiquette. Il paraît que le secret du son ECM se trouve dans la façon dont Eicher place les micros lors de l'enregistrement. Je n'y connais rien, mais à mes oreilles, joués sur un bon système de son, les albums d'ECM sonnent merveilleusement bien. Ils ont le don de faire ressortir chaque petit détail sonore. Je ne suis pas le seul à apprécier cette pureté du son ECM. Les gars de Radiohead, par exemple, sont également impressionnés par le travail d'Eicher. Colin Greenwood est même allé rencontrer le sorcier afin de lui demander comment il s'y était pris pour enregistrer le pianiste András Schiff sur ses disques regroupant les sonates de Beethoven.
La ligne directrice qu'Eicher a su donner à sa maison et maintenir au fil des ans est également quelque chose qui me plaît chez lui. Elle est un peu difficile à définir... Poétique? Evanescente? Mystérieuse? Les belles pochettes abstraites des albums parus sur ECM parlent d'elles-mêmes. La devise qu'avait adopté le Manfred dans les années soixante-dix aussi: "The most beautiful sound next to silence." Elle renvoie autant au son éthéré du Miles Davis de la période cool jazz qu'au versant doux du free jazz, courant surtout influencé par Jimmy Giuffre et Paul Bley. L'album "Open, to Love" de Bley (qui se définissait lui-même comme le "slowest pianist in the world") est, d'après moi, un des disques fondateurs de l'esthétique ECM.
Mais même dans le cadre qu'implique un tel credo, on ne peut reprocher à Eicher d'être trop prudent. Il faut tout de même avoir le goût du risque pour nous présenter la musique de l'ensemble électroacoustique d'Evan Parker, du Art Ensemble of Chicago, de Roscoe Mitchell en solo, de Barre Phillips ou de la formation free-improv Dans les Arbres. Oui, Eicher a fait paraître des albums de jazz nordique esthétisant, mais il n'a pas fait que ça.
En fait, qu'on le veuille ou non, Manfred Eicher a carrément changé le cours de l'histoire récente de la musique. Il a mis des noms tels que Pat Metheny, Jan Garbarek et Keith Jarrett sur la mappe. Puis, avec sa ECM New Series dédiée aux musiques classique et contemporaine, il a permis l'émergence d'un compositeur comme Arvo Pärt. Aujourd'hui, il continue de chercher et de nous proposer les oeuvres de musiciens hautement actuels et pertinents: Tim Berne, Craig Taborn, Vijay Iyer, Michael Formanek, Ches Smith...
Le dernier Iyer vient de paraître et semble hallucinant (cinq étoiles pour John Fordham du Guardian qui n'est pas un deux de pique, mais pas du tout). Dans les prochaines semaines nous auront droit, entre autres, aux nouveaux Tim Berne, Gary Peacock et David Virelles. Manfred Eicher nous fait des cadeaux depuis près de cinquante ans. Comment lever le nez là-dessus?