Hear in Now est un trio pour cordes qui a été formé suite a une commande du festival italien Woma Jazz en 2009. On y retrouve, non pas cinq jeunes mecs de familles blanches, mais trois femmes: deux Afro-Américaines et une Italienne. Il s'agit de la violoniste Mazz Swift, de la violoncelliste Tomeka Reid et de la contrebassiste Silvia Bolognesi. Huit ans après leur rencontre arrangée, elles jouent toujours ensemble et impressionnent de plus en plus de mélomanes. Le grand Roscoe Mitchell a même décidé de faire du trio la moitié de son sextet pour une tournée européenne plus tôt cette année.
La New-Yorkaise Mazz Swift est une musicienne des plus versatiles. Son violon a autant accompagné des figures de l'avant-garde telles James Blood Ulmer et William Parker que des artistes de rap et de pop comme Whitney Houston, Common et Kanye West. En provenance de Chicago, Tomeka Reid est une violoncelliste qui fait beaucoup parler d'elle dans l'univers des musiques improvisées. En plus d'avoir publié un superbe album avec son propre quatuor, elle a récemment joué avec Jaimie Branch, Nicole Mitchell et Roscoe Mitchell qui lui a même demandé de faire partie de la nouvelle mouture du légendaire Art Ensemble of Chicago (quand même!). De son côté, Silvia Bolognesi est une contrebassiste qui, après sa formation classique, a étudié le jazz auprès de William Parker. Elle est de plus en plus en demande elle aussi.
En juin 2017, l'étiquette International Anthem a fait paraître "Not Living in Fear", le deuxième album du trio. Très belle découverte en ce qui me concerne. Pour une formation uniquement composée d'instruments à cordes, les influences sont étonnamment variées: jazz, folk, musique de chambre, free improv à l'européenne... Le disque s'ouvre avec une pièce complètement improvisée. Sur ce morceau et l'autre du même genre que l'on rencontre plus loin sur l'album, on est très proche de la musique contemporaine: plus d'âpreté et de dissonances. Rien de trop agressant, par contre. Au contraire, les sonorités mises de l'avant par ces trois femmes ont toujours quelque chose d'humain et de chaleureux.
Les trois musiciennes font preuve d'une très belle cohésion tout le long de l'album. Je pense, entre autres, aux pièces composées par Bolognesi. Swift et Reid y tissent ensemble de belles trames mélodiques sur lesquelles la contrebasse brode des improvisations chargées de tension. "Requiem for Charlie Haden" est un des moments forts du disque. L'Italienne réussit à y évoquer autant la musique que les préoccupations sociales du grand contrebassiste. On y ressent la même colère devant l'inacceptable, la même empathie.
"Not Living in Fear", la pièce-titre de l'album, est un autre fait saillant de l'album. Il s'agit d'une composition de Tomeka Reid sur laquelle on peut entendre les mots et la voix de la chanteuse Dee Alexander (qui, comme Reid, fait partie de l'AACM). Appuyé par l'ensemble de cordes, le chant de cette dernière a quelque chose de réconfortant. Il est rempli d'espoir et il invite a une résistance douce mais ferme. De plus, comme Bolognesi sur son requiem pour Haden, Reid rend hommage a un de ses héros, le violoncelliste Abdul Wadud (qui a notamment joué sur "Dogon A.D." de Julius Hemphill). "Prayer for Wadud" est une autre très belle pièce qui invite au recueillement.
Tandis que la culture du divertissement continue de nous jeter de la poudre d'or aux yeux, un disque comme "Not Living in Fear" est là pour nous aider à faire face à la cruauté du monde au lieu de l'ignorer. Ces trois femmes provenant d'horizons différents nous montrent qu'en s'écoutant les uns les autres et en travaillant de concert, on peut braver l'adversité et créer de la beauté. Dieu sait que nous en avons besoin par les temps qui courent.