Raphael Saadiq - Jimmy Lee
Publié : 21 sept. 2019, 23:59

Les oeuvres qui nous marquent le plus sont souvent celles que l'on attend le moins. En ce qui me concerne, "Jimmy Lee", nouvel album du musicien soul Raphael Saadiq, en est un exemple particulièrement frappant.
Je connaissais le mec depuis l'aventure Tony! Toni! Toné! dans les années quatre-vingt-dix. Je savais que dans l'univers du R&B, il était un auteur-compositeur-producteur-bassiste des plus recherchés. Que ce soit par des gros noms populaires (Whitney Houston, Lionel Richie, Stevie Wonder...) ou des artistes soul plus champ gauche (Erykah Badu, The Roots, D'Angelo...). En fait, Saadiq (de son vrai nom Charlie Ray Wiggins) est une encyclopédie vivante de la musique populaire noire aux États-Unis. Il a été bercé par le gospel et les groupes vocaux des sixties, il a grandi avec le funk des années soixante-dix, puis il a vu naître le rap avant de devenir un artisan clé du renouveau soul des années quatre-vingt-dix et deux mille.
Pourtant, je le sous-estimait, ce bonhomme. C'est que ses albums en solo m'ont toujours apparu comme des pastiches hyper bien faits de ce que le genre nous a offert de mieux depuis la belle époque de Motown. Hyper bien faits et hyper propres. Ces musiques passéistes ne brassaient pas assez les choses à mon goût. Raphael Saadiq était donc classé: musicien et producteur professionnel, mais créateur peu inspiré. C'était avant que je ne tombe sur "Jimmy Lee"...
Le Jimmy Lee en question n'est nul autre que le grand frère de Saadiq. Un frangin admiré même s'il devait devenir accro aux drogues dures, multiplier les séjours en prison puis succomber à une surdose. En fait, le milieu familial ne l'a pas eu facile: sur treize frères et soeurs, quatre sont décédés dans la fleur de l'âge, victimes des drogues ou de la violence. Chacun d'eux est présent sur le disque. Raphael, de son côté, s'est toujours tenu loin des écueils qui le guettaient dans la rue en trouvant refuge dans la musique dès son plus jeune âge. Il portait néanmoins toute cette histoire mortelle en lui depuis des années et savait qu'un jour, il allait devoir en parler.
À sujet plus douloureux correspond musiques plus costaudes. Dans son rôle de producteur, Saadiq multiplie les astuces pour évoquer la détresse psychologique, la violences de la rue et les ambiances narcotiques troubles. Il fait davantage appel aux guitares électriques et surtout aux sonorités électroniques comme jamais auparavant. De plus, l'album est conçu comme une longue suite de morceaux qui s'enchaînent et les ruptures de ton sont extrêmement efficaces et déstabilisantes. Les climats varient et pas à peu près: morceaux pop irrésistibles ("So Ready", "Something Keeps Calling Me"), pièces plus sombres ("Kings Fall", "Glory to the Veins"), décharge électronique plus abrasvive ("My Walk") et gospel bien senti ("Rikers Island").
Du côté thématique, on sent que Saadiq en avait gros sur le coeur. Après avoir passé des années à garder le côté obscur de son passé pour lui-même, il déballe tout sur ce disque. Il le fait toutefois avec empathie. Au lieu de juger ou de chercher des coupables, il compatit avec ses proches qui ont souffert. En se concentrant sur un sujet aussi personnel, il touche, de façon paradoxale, à l'universel et au politique en abordant des thèmes tels l'inégalité des chances en Amérique et les dures réalités du système carcéral. Sur "Rilkers Island Redux", par exemple, le comédien Daniel J. Watts assure avec force la narration d'un réquisitoire qui n'aurait été imaginable sur aucun album précédent de Saadiq.
Le tout se termine avec "Rearview" sur laquelle nul autre que Kendrick Lamar (celui-ci passait dans le studio de Saadiq à la recherche de sons à inclure sur son dernier album) qui ajoute quelques mots de sagesse à l'édifice. ("How can I change the world, but can't change myself? How can I please the world, but not God himself? How can I lead the world when I'm scared to try? Why should I need the world? We all gon' die.") Belle façon de conclure un disque dont les richesses, qu'elles soient thématiques ou musicales, m'ont renversé. Toute une claque, mes amis!