Des musiciens capables de jouer avec le feu dérobé aux souterraines divinités du bruit, on n'en rencontre pas à tous les coins de rues. Jimi Hendrix, Glenn Branca et Sonic Youth sont de ceux-là. Earth et Sunn o))) également. On peut aussi ajouter à cette liste le trio métal japonais Boris. Ces Nippons ont une maîtrise renversante du moindre bruit, du moindre feedback, du moindre vrombissement qui émanent de leurs amplis et ce, depuis vingt-cinq ans. Leur discographie étonnamment variée (noise, post-rock, hard rock, shoegaze, drone, j-pop...) témoigne néanmoins du fait qu'ils choisissent de ne pas toujours se mesurer aux dieux du bruit électrique avec la même intensité.
La formation était sensée se séparer après sa dernière tournée. Je ne connais pas les raisons qui les ont poussés au bord de cette explosion, mais si les membres du trio ne s'entendaient plus à merveille ou s'ils étaient blasés, ça ne s'entend définitivement pas sur Dear. Atsuo, Takeshi et Wata plongent la tête première dans un océan de guitares lourdes et de gros sons monstrueux et ils prennent un plaisir manifeste à y nager ensemble.
Les deux premières pièces de l'album sont de long morceaux drones qui, selon moi, sont des prières adressées aux dieux du bruit. Avant de jouer avec le feu divin, il faut s'en montrer digne. Puis, avec Absolutego (même titre que le premier album du groupe, mais rien à voir), les sorciers passent à l'attaque. Le trio sort les riffs qui écrasent tout sur leur passage et les tambours qui tuent pour notre plus grand plaisir.
Ensuite, avec Beyond, c'est le repli sur soi avant la prochaine déflagration. Mais plus le morceau avance, plus il devient quasiment romantique alors que sur ce qui prend des allures de power-ballad, les voix masculine et féminine s'unissent pour lutter contre l'adversité. Sur Kagero, c'est le retour des drones implacables au-dessus desquels, cette fois-ci, s'élève une voix haut-perchée. On dirait une walkyrie qui survole un monde ou des vents glaciaux répandent la désolation. Les sorciers sont bel et bien en train de gagner.
Arrive alors Biotope, pièce aux accents shoegaze, sur laquelle la grosse caisse évoque un coeur qui bat lentement sous les ruines. Il y a encore de la vie sous les couches de glace. Les mages noirs y vont donc d'une nouvelle démonstration de force sur l'instrumentale et très sludge The Power. Les nuages s'assombrissent. Memento Mori débute et petit à petit, un rayon de soleil point entre les sombres nuées. On a là un des morceaux les plus lumineux de Boris. Belle surprise.
Un accordéon résonne dans les décombres. Les sorciers auraient-ils épargné quelqu'un? Toujours est-il qu'un chant doux s'élève dans l'air frigorifié. Une complainte qui semble dire: la vie est toujours possible ici. C'est Dystopia qui se termine sur un beau solo, une belle envolée, de guitare rock. Un oiseau surplombe les steppes blanches. Mais il est aussitôt écrabouillé par une gigantesque main gantée de cuir. La pièce titre plante le dernier clou dans le cercueil de toute vie sur Terre. Dans les rafales de bruit blanc, un des sorciers pousse des cris de mort. C'est l'apocalypse. Ne s'approprie pas le feu divin qui veut...
Mais le rock, dans tout ça, est-il mort lui aussi comme certains l'annoncent de plus en plus? Si c'est le cas (ce que, perso, je ne crois pas), l'information n'a pas été traduite en japonais car Boris, qui semble l'ignorer complètement, vient de nous donner un nouvel opus où le style musical rutile d'un éclat des plus vigoureux. "Rock and Roll will Never Die" chantait Neil Young...