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Rééditions Brésiliennes

Publié : 22 août 2017, 10:48
par chibougue
Suivre l'actualité musicale, découvrir de nouvelles tendances intéressantes et de nouveaux artistes prometteurs est, pour moi, un grand plaisir. Tomber sur des trésors oubliés datant du siècle dernier en est un qui me procure autant de bonheur. Le travail archéologique de connaisseurs passionnés m'est alors d'une grande aide. Les gens des labels Light in the Attic (des experts dans l'art de dégoter la perle rare, peu importe le genre musical) et Mr Bongo (qui oeuvre surtout dans la sono mondiale) font partie de cette race d'infatigables prospecteurs musicaux et grâce à eux, j'ai découvert de très beaux disques brésiliens cette année.

Les albums dont je vous parle aujourd'hui datent du début des années soixante-dix. Le mouvement tropicália tirait alors à sa fin. On en retient de nos jours surtout le côté musical, mais le tropicalisme, c'était la contre-culture brésilienne dans son ensemble à l'époque. Le mouvement recevait l'influence de la culture hippie, mais était également une manière de résistance douce face à la dictature militaire qui a contrôlé le pays de 1964 à 1985. Deux des principaux représentants du mouvement, Gilberto Gil et Caetano Veloso furent emprisonnés et durent s'exiler quelques temps en Grande-Bretagne. Outre ces chanteurs, parmi les autres musiciens emblématiques du tropicalisme, on retrouve Tom Zé, Gal Costa et le groupe Os Mutantes. Le toujours pertinent magasine Pitchfork a d'ailleurs publié un article intéressant sur le sujet dernièrement.

http://pitchfork.com/features/lists-and ... 20-albums/


Musicalement, le son tropicalia est un joyeux melting-pot de samba, de rock, de psychédélique, d'avant-garde et de folklore brésilien. À mon avis, c'est une des mouvances les plus bouillonnantes de créativité dans l'histoire de la musique pop. On y trouvait, d'un côté, de belles mélodies chaleureuses fredonnées avec douceur et de l'autre, des sonorités étranges, parfois dissonantes et expérimentales. Un beau mariage des contrastes.


ERASMO CARLOS - CARLOS, ERASMO... (1971)



Plus tôt cette année, l'excellente étiquette Light in the Attic rééditait trois albums enregistrés par le chanteur Erasmo Carlos au début de la décennie soixante-dix: "Erasmo Carlos & Os Tremendoes" (1970), "Carlos, Erasmo... " (1971) et "Sonhos e Mem­órias: 1941-1972" (1972). Trois disques qui n'ont rencontré qu'un maigre succès à l'époque, puis, qui au fil du temps, ont su révéler leurs qualités aux amateurs de tropicália les plus branchés.

Il faut dire qu'avec ces trois disques, Carlos déroutait ses fans de la première heure. Dans les années soixante, il était une des vedettes de l'émission de télé "Jovem Guarda" (la jeune garde), un équivalent brésilien de "Jeunesse d'Aujourd'hui" en quelques sortes. L'émission, qui a donné naissance au mouvement populaire du même nom, présentait de la pop à gogo pour adolescents, style musical qu'on a vite baptisé iê-iê-iê (nous ne sommes vraiment pas loin des yéyés que chantait Gainsbourg). Avec l'arrivée du mouvement tropicália, on mit fin à l'émission et Carlos, qu'on ne prenait plus très au sérieux, faillit tomber dans l'oubli.

Dans le milieu musical, ceux qui le connaissaient bien savaient tout de même qu'il était un musicien et chanteur au talent, jusque-là, sous-exploité. C'est pour cette raison que des grosses pointures tropicália comme Caetano Veloso et les membres d'Os Mutantes n'ont pas eu peur de s'associer à lui. C'est à cette seconde carrière d'Erasmo Carlos que nous avons droit sur les trois disques dont il est question aujourd'hui. Je vais m'attarder sur "Carlos, Erasmo...", l'album que je préfère dans le trio et qui se trouve à la trente-et-unième position du palmarès des disques les plus importants de la musique brésilienne selon Rolling Stone Brasil.

https://pt.wikipedia.org/wiki/Lista_dos ... one_Brasil


"Carlos, Erasmo..." est l'album le plus éclaté et étonnant parmi les trois que nous propose Light in the Attic. C'est une réussite sur toute la ligne, ce qui n'est pas très surprenant quand on s'attarde à la liste des forces en présence: Manoel Barenbein à la production et Rogério Duprat pour quelques arrangements (deux des meilleurs artisans derrière le son tropicália), trois membres d'Os Mutantes dans le groupe d'instrumentistes et, parmi les compositeurs, Marcos Valle et Caetano Veloso. Erasmo Carlos et son collaborateur Roberto Carlos (aucun lien de parenté) ont, quant à eux, signés la moitié des titres.

Ça débute avec "De Noite Da Cama", la composition de Veloso qui était alors en exil. Un irrésistible morceau de samba-rock. La deuxième pièce est "Masculino, Feminino", un très beau duo folk avec la chanteuse Marisa Fossa. Parmi les autres perles que contient ce disque, on peut noter "Agora Ninguém Chora Mais" (une version résolument rock d'une pièce de Jorge Ben), l'excellent et funky "Mundo Deserto" ainsi que "Maria Joana", une ode calypso à la marijuana qui fut longtemps interdite à la radio brésilienne. Ma chanson préférée de l'album est toutefois "É Preciso Dar Um Jeito, Meu Amigo" sur laquelle Carlos couche sa voix suave sur une guitare acide et de sublimes cordes qu'on dirait sorties de Melody Nelson.





GAL COSTA - INDIA (1973)



Alors qu'Erasmo Carlos n'est guère connu hors des frontières brésiliennes, Gal Costa est une des figures les plus emblématiques de la MPB (música popular brasileira). C'est une excellente interprète qui a su marquer l'histoire musicale de son pays. Elle s'est tout d'abord fait connaître avec Domingo, un disques de duos bossa nova avec Caetano Veloso (c'était un premier album pour lui aussi). Puis elle est plongée tête première dans la folie tropicália avec des albums plus expérimentaux et psychédéliques tels que "Gal Costa", "Gal" et "Legal" (pour l'originalité des titres, on repassera).

India, que le label Mr Bongo vient tout juste de rééditer, étonne d'abord par sa pochette censurée, à l'époque, par la junte militaire au pouvoir. Madonna n'a pas été la première chanteuse a se faire photographier l'entrejambe pour une de ses pochettes! L'album sort en 1973 alors que le mouvement tropicaliste s'épuise et ça s'entend dès la chanson-titre: une ballade qui délaisse le bruit et la fureur pour évoquer un style plus proche du cabaret. Les orchestrations signées Rogério Duprat y sont magnifiques et la voix versatile de Costa y passe de la caresse pour les oreilles aux envolées plus passionnées. Très belle entrée en matière.

Ensuite, on a une adaptation plus tropicália de "Milho Verde", une chanson traditionnelle portugaise. Cet arrangement axé sur les percussions brésiliennes est signé Gilberto Gil. Gil joue d'ailleurs le rôle de directeur musical sur tout l'album. Ce personnage clé de la culture brésilienne (Il est quand même passé de prisonnier politique dans les années soixante à ministre de la Culture de 2003 à 2008!) a fait là est un très beau travail sur un album qui, lui aussi, est très varié musicalement.

Je signale également deux très bonnes compositions de Caetano Veloso: l'aérienne "Da Maior Importância" et la très originale "Relance" au rythme enlevé que souligne des accordéons hypnotiques, une de mes pièces favorites sur le disque. Il y a aussi "Volta", une belle ballade piano-voix, l'extra-funk "Pontos de Luz" (que certains reconnaîtront peut-être car elle a récemment été échantillonnée par Kaytranada) et, en guise de conclusion, une fort jolie reprise de "Desafinado", classique qu'Antonio Carlos Jobim a donné au répertoire bossa nova.

Un album essentiel d'une chanteuse qui l'est tout autant.