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Tyshawn Sorey - Verisimilitude: Éloge de la Lenteur

Publié : 05 sept. 2017, 13:37
par chibougue
Le mot "génie" en est un que j'utilise avec précaution. S'appliquant à une personne exceptionnelle, le terme décrit donc un phénomène rarissime. Pourtant, à chaque fois que j'entend le musicien jazz Tyshawn Sorey, ce mot me vient à l'esprit instantanément. Batteur extraordinaire et pianiste virtuose, son talent a été remarqué et utilisé par des figures aussi significatives que John Zorn, Steve Lehman, Roscoe Mitchell, Vijay Iyer, Steve Coleman et Anthony Braxton. Comme si ce n'était pas suffisant, il s'affirme de plus en plus comme l'un des compositeurs les plus prometteurs de sa génération.

Sorey est un musicien doté d'une mémoire phénoménale. Dans une entrevue que j'ai entendue récemment, Vijay Iyer raconte que lors d'une visite de l'ami Tyshawn chez lui, ce dernier s'est assis au piano et s'est mis à jouer de mémoire un klavierstüke de Stockhausen. Pas exactement de la musique facile! On raconte d'ailleurs que Sorey est le genre de type à savoir une partition par coeur après ne l'avoir regardée qu'une seule fois. En plus du piano, il s'illustre également au trombone, mais surtout à la batterie. Il peut jouer des rythmiques ultra-complexes à une vitesse complètement folle. Ce qui a fait dire à Questlove du groupe The Roots (grand batteur s'il en est un): "Tyshawn Sorey makes me wanna practice 9 hours a day again, man"!



La chose qui frappe le plus en abordant la musique qu'il créée, c'est l'énorme contraste qu'il y a entre la furieuse vélocité avec laquelle joue Tyshawn Sorey, le batteur à gages et l'extrême lenteur qui caractérise les oeuvres de Tyshawn Sorey, le compositeur. Tout évolue au rythme des pas d'une tortue dans sa musique. Parfois, les choses bougent si lentement qu'on se rend compte que, dans une seule et même pièce, on a passé d'un style musical à un autre sans s'en apercevoir tellement la métamorphose s'était opérée en douceur.

Verisimilitude est un disque en trio enregistré avec le contrebassiste Chris Tordini et le pianiste Cory Smythe. J'ai entendu ce trio pour la première fois sur le superbe album Alloy paru en 2014. Je découvrais alors une formation qui renouvelait le son du trio jazz classique piano-contrebasse-batterie en s'inspirant autant de Bill Evans que de Morton Feldman, autant de Franz Liszt que de Autechre. Bien que Tordini soit un excellent bassiste, c'est Smythe qui m'impressionne le plus. On a là un pianiste virtuose et sensible qui est aussi à l'aise dans le jazz et la musique classique que dans la musique contemporaine la plus pointue. Il créée d'ailleurs les oeuvres de plusieurs compositeurs actuels dans le cadre de son travail au sein du ICE (International Contemporary Ensemble).

Après avoir ajouté un trio de cordes à cette formation sur Inner Spectrum of Variables l'an dernier, Sorey revient à son trio de base sur Verisimiltude. Nous sommes toujours au royaume de la lenteur. Les titres parlent d'ailleurs d'eux-mêmes: "Cascade in Slow Motion", "Algid November", "Contemplating Tranquility"... À vrai dire, cette musique est si tranquille, le silence et l'espace y prennent tant de place, que la moindre note jouée un peu plus intensément y fait figure de séisme. On s'y retrouve souvent avec ce que j'appellerais un chaos doux, une ambiance remplie de tension dans laquelle un tintement de clochette peut nous donner des frissons.

Le mélange des genres abordés sur Verisimiltude et la façon dont ils se fondent les uns dans les autres font de cet album une oeuvre très difficile à catégoriser. On y trouve des références à la musique contemporaine (j'ai, à quelques reprises, pensé à Stockhausen), des influences orientales, des passages électroacoustiques (la façon dont, au début de la pièce "Obsidian", les réverbérations d'un accord de piano se transforment en univers électronique nourri par des touches subtiles qu'apportent les instrumentistes est hallucinante), du piano jouet et oui, du jazz, car sur "Algid November", Sorey et ses sbires se rapprochent un peu plus de la note bleue et semblent se rappeler qu'ils sont un trio piano-contrebasse-batterie.

Comme sur ses disques précédents, Sorey, le musicien, se fait relativement discret. Il impressionne par moments, mais laisse beaucoup de place à Tordini et (surtout) à Smythe qui, une fois de plus, brille de tous ses feux. C'est sur les disques des autres qu'on peut surtout apprécier le batteur dont le talent fait tant envie à Questlove. Peu importe! Cela nous fait seulement prendre conscience du fait que Tyshawn Sorey est une force de la nature qui, que ce soit par son intelligence dans ses propres créations ou sa virtuosité ailleurs, n'a pas fini de nous impressionner.



https://www.nytimes.com/2017/08/02/arts ... ml?mcubz=0

Re: Tyshawn Sorey - Verisimilitude: Éloge de la Lenteur

Publié : 05 sept. 2017, 14:11
par Verbo
Belle chronique. Si j'écoute brièvement quelques minutes de certaines pièces mes références seront plus télévisuelles ou cinématographiques mais encore là, les films je les ai plus vus à la télé qu'en salle.

''Obsidian'' ? Je me sens comme dans une série de science-fiction et en étant sur une nouvelle planète que j'explore. Cosmos 1999, Star Trek ou 2001 Odyssée de l'Espace. La musique est pas pareil mais l'ambiance me fait penser à cela. Ce peut aussi être dans le désert ou dans un labyrinthe ou même dans un hôpital psychiatrique et encore là avec ce qui a été vu à la télévision.

Cascade in a slow motion ? Piano, mi-classique, mi-contemporain, batterie jazz.

Dans la vidéo '' Template'' une répétition en boucle au piano, cela peut venir du classique et à la batterie du jazz. Et cela devient un morceau, une pièce. Le piano est peut-être plus inquiétant pour l'émotion produite qui est peut-être un enfermement ou une déprime alors que la batterie évoque la liberté. Des choses que je ressens comme cela.

Re: Tyshawn Sorey - Verisimilitude: Éloge de la Lenteur

Publié : 05 sept. 2017, 17:57
par chibougue
Merci pour tes commentaires, Verbo. Pour tes impressions aussi. La musique fait naître différentes visions en chacun de nous. C'est vrai qu'avec Sorey, on est pas mal dans le spécial spatial!