Vijay Iyer: L'Art du Sextet
Publié : 20 sept. 2017, 21:10
Une des raisons pour lesquelles j'affectionne le jazz de façon toute particulière, c'est que des personnalités s'y expriment plus librement, il me semble, que dans d'autres genres musicaux. Les instrumentistes ont beau jouer une pièce composée par un musicien donné, ils en sont également les créateurs. La composition est un canevas sur lequel chacun peut ajouter une couleur qui lui est propre. Le leader, lorsqu'il fait appel à un batteur plutôt qu'à un autre, à un trompettiste plutôt qu'à un autre, sait ce que ces musiciens précis peuvent apporter à ses compositions. Il ne choisit pas que des musiciens, il choisit des sensibilités.
Ce que je viens d'écrire peut s'appliquer à bien des styles musicaux, mais la place que l'improvisation tient dans le jazz fait que c'est encore plus vrai dans son cas. "Far from Over", le nouvel opus du pianiste Vijay Iyer en est une autre belle démonstration. Iyer aime varier les choses et nous présente souvent des projets assez différents de ceux qui les ont précédés. Dans les dernières années, nous avons eu de la musique en solo, en trio jazz (avec contrebasse et batterie), en trio indien (avec guitare et tablas), avec quatuor à cordes, en duo (très bel album avec Wadada Leo Smith). Cette fois-ci, il nous présente son sextet: claviers, basse, batterie, saxophone alto, saxophone ténor et trompette. Voyons un peu quels coloristes il est allé chercher pour l'aider à peindre sa nouvelle toile musicale.
Contrebassiste du trio de Vijay Iyer depuis plusieurs années, Stephan Crump a développé une très belle complicité avec le pianiste. Elle est palpable sur "Far from Over". On sent une connexion particulière entre les deux musiciens. Crump est surtout connu pour son travail avec Iyer mais il fait également partie de l'excellent duo Secret Keeper avec la guitariste Mary Halvorson. Il a également publié un album qui a reçu des critiques élogieuses avec Ingrid Laubrock et Cory Smythe cette année.
Tyshawn Sorey est une autre figure connue dans l'univers de Iyer. Il tient le rôle de batteur substitut quand les projets de Marcus Gilmore l'empêchent de tenir les baguettes dans le trio. Il a donc, lui aussi, une relation bien établie avec Iyer et Crump. C'est un batteur exceptionnel doté d'une solide virtuosité. Comme je le disais dans mon texte à propos de son dernier album, Sorey peut jouer des rythmiques très complexes à une vitesse hallucinante. Il est, encore une fois, impressionnant tout au long de "Far from Over". Son jeu marqué par la techno et le hip-hop apporte une touche de modernité sur l'album. Il vole rarement la vedette (sauf sur les morceaux "Down the Wire" et "Good on the Ground" où il prend les devant pour quelques instants), mais si on écoute avec un minimum d'attention ce qui se passe derrière les autres instruments, on risque d'avoir le tournis.
Le vétéran Graham Haynes, est à ma connaissance, un nouveau venu dans le petit monde du pianiste. Ce trompettiste a fait sa marque en étant - avec entre autres Steve Coleman - un des instigateur du mouvement musical m-base et en étant un des concepteurs importants du nu-jazz en mariant jazz, hip-hop et sonorités électroniques. Sa présence amène Iyer sur des territoires musicaux qu'il n'avait pas encore explorés. Avec leur petit côté funky, "Nope" et "Into Action" évoquent autant Herbie Hancock que Miles Davis. Puis, bercées par les vagues électroniques de Haynes, "End of The Tunnel" et "Wake" sont de superbes pièces atmosphériques qui ne ressemblent à pas grand chose de ce que Vijay Iyer avait fait auparavant.
Je ne connaissais pas le saxophoniste Mark Shim. Mes recherches me disent qu'il a joué avec le Mingus Big Band. Il est, en effet, animé par la même passion et le même feu que l'on retrouvait dans la musique du grand Charles. Je découvre-là un souffleur doué et intense. Il m'a surtout impressionné par ses performances enlevées sur la pièce titre et sur "Good on the Ground". Je vais devoir explorer le curriculum vitae de ce bouillant ténor plus en profondeur.
Le saxophoniste alto Steve Lehman est un autre vieux comparse d'Iyer. Avec Tyshawn Sorey, ils ont formé le trio Feildwork il y a quelques années. On le reconnaît dès les premières notes qu'il émet sur "Poles", morceau avec lequel l'album démarre. C'est qu'il a effectivement un son bien à lui: labyrinthique et très cérébral. Il me rappelle beaucoup Eric Dolphy, mais en plus intello. Sa prestation sur "Threnody" qui clôt le disque est renversante. Je ne l'ai jamais entendu jouer de façon aussi émouvante. Avec un souffle qui s'approche du style incantatoire de Coltrane, il donne à "Far from Over" une magnifique conclusion.
Coltrane, Mingus, Dolphy, Davis, Hancock... Bien des noms issus du passé. Vijay Iyer n'est définitivement pas un créateur en rupture avec l'histoire. Il n'est pas un iconoclaste dont l'objectif serait de renverser les monuments qui l'ont précédé. Son oeuvre s'inscrit clairement dans la tradition jazz. En même temps, elle est bien de notre époque. Il a une sensibilité toute moderne et sait s'associer avec des artistes qui aiment remettre les choses en question. Sur "Far from Over", Steve Lehman et Tyshawn Sorey tirent la musique vers des zones un peu plus actuelles.
"Far from Over." Pourquoi ce titre? Dans le livret qui vient avec le disque, Iyer explique que cette musique s'adresse à une époque de "fierce urgency and precarity" et que "the fact remains: local and global struggles for equality, justice and basic human rights are far from over." L'intention est donc politique: la lutte pour l'égalité, la justice et les droits de l'homme serait "loin d'être terminée." Je ne sais pas si, dans mon cas, le message est passé à 100% (pas toujours évident de parler politique à travers une oeuvre instrumentale), mais oui, on sent bien un feu derrière cette musique. Une envie de résister et de tenir bon dans un monde rempli de bruit et de tension.
Ce que je viens d'écrire peut s'appliquer à bien des styles musicaux, mais la place que l'improvisation tient dans le jazz fait que c'est encore plus vrai dans son cas. "Far from Over", le nouvel opus du pianiste Vijay Iyer en est une autre belle démonstration. Iyer aime varier les choses et nous présente souvent des projets assez différents de ceux qui les ont précédés. Dans les dernières années, nous avons eu de la musique en solo, en trio jazz (avec contrebasse et batterie), en trio indien (avec guitare et tablas), avec quatuor à cordes, en duo (très bel album avec Wadada Leo Smith). Cette fois-ci, il nous présente son sextet: claviers, basse, batterie, saxophone alto, saxophone ténor et trompette. Voyons un peu quels coloristes il est allé chercher pour l'aider à peindre sa nouvelle toile musicale.
Contrebassiste du trio de Vijay Iyer depuis plusieurs années, Stephan Crump a développé une très belle complicité avec le pianiste. Elle est palpable sur "Far from Over". On sent une connexion particulière entre les deux musiciens. Crump est surtout connu pour son travail avec Iyer mais il fait également partie de l'excellent duo Secret Keeper avec la guitariste Mary Halvorson. Il a également publié un album qui a reçu des critiques élogieuses avec Ingrid Laubrock et Cory Smythe cette année.
Tyshawn Sorey est une autre figure connue dans l'univers de Iyer. Il tient le rôle de batteur substitut quand les projets de Marcus Gilmore l'empêchent de tenir les baguettes dans le trio. Il a donc, lui aussi, une relation bien établie avec Iyer et Crump. C'est un batteur exceptionnel doté d'une solide virtuosité. Comme je le disais dans mon texte à propos de son dernier album, Sorey peut jouer des rythmiques très complexes à une vitesse hallucinante. Il est, encore une fois, impressionnant tout au long de "Far from Over". Son jeu marqué par la techno et le hip-hop apporte une touche de modernité sur l'album. Il vole rarement la vedette (sauf sur les morceaux "Down the Wire" et "Good on the Ground" où il prend les devant pour quelques instants), mais si on écoute avec un minimum d'attention ce qui se passe derrière les autres instruments, on risque d'avoir le tournis.
Le vétéran Graham Haynes, est à ma connaissance, un nouveau venu dans le petit monde du pianiste. Ce trompettiste a fait sa marque en étant - avec entre autres Steve Coleman - un des instigateur du mouvement musical m-base et en étant un des concepteurs importants du nu-jazz en mariant jazz, hip-hop et sonorités électroniques. Sa présence amène Iyer sur des territoires musicaux qu'il n'avait pas encore explorés. Avec leur petit côté funky, "Nope" et "Into Action" évoquent autant Herbie Hancock que Miles Davis. Puis, bercées par les vagues électroniques de Haynes, "End of The Tunnel" et "Wake" sont de superbes pièces atmosphériques qui ne ressemblent à pas grand chose de ce que Vijay Iyer avait fait auparavant.
Je ne connaissais pas le saxophoniste Mark Shim. Mes recherches me disent qu'il a joué avec le Mingus Big Band. Il est, en effet, animé par la même passion et le même feu que l'on retrouvait dans la musique du grand Charles. Je découvre-là un souffleur doué et intense. Il m'a surtout impressionné par ses performances enlevées sur la pièce titre et sur "Good on the Ground". Je vais devoir explorer le curriculum vitae de ce bouillant ténor plus en profondeur.
Le saxophoniste alto Steve Lehman est un autre vieux comparse d'Iyer. Avec Tyshawn Sorey, ils ont formé le trio Feildwork il y a quelques années. On le reconnaît dès les premières notes qu'il émet sur "Poles", morceau avec lequel l'album démarre. C'est qu'il a effectivement un son bien à lui: labyrinthique et très cérébral. Il me rappelle beaucoup Eric Dolphy, mais en plus intello. Sa prestation sur "Threnody" qui clôt le disque est renversante. Je ne l'ai jamais entendu jouer de façon aussi émouvante. Avec un souffle qui s'approche du style incantatoire de Coltrane, il donne à "Far from Over" une magnifique conclusion.
Coltrane, Mingus, Dolphy, Davis, Hancock... Bien des noms issus du passé. Vijay Iyer n'est définitivement pas un créateur en rupture avec l'histoire. Il n'est pas un iconoclaste dont l'objectif serait de renverser les monuments qui l'ont précédé. Son oeuvre s'inscrit clairement dans la tradition jazz. En même temps, elle est bien de notre époque. Il a une sensibilité toute moderne et sait s'associer avec des artistes qui aiment remettre les choses en question. Sur "Far from Over", Steve Lehman et Tyshawn Sorey tirent la musique vers des zones un peu plus actuelles.
"Far from Over." Pourquoi ce titre? Dans le livret qui vient avec le disque, Iyer explique que cette musique s'adresse à une époque de "fierce urgency and precarity" et que "the fact remains: local and global struggles for equality, justice and basic human rights are far from over." L'intention est donc politique: la lutte pour l'égalité, la justice et les droits de l'homme serait "loin d'être terminée." Je ne sais pas si, dans mon cas, le message est passé à 100% (pas toujours évident de parler politique à travers une oeuvre instrumentale), mais oui, on sent bien un feu derrière cette musique. Une envie de résister et de tenir bon dans un monde rempli de bruit et de tension.