Le 78 Tours Retrouvé d'Urmuz (1923)
Publié : 04 avr. 2018, 23:26

Urmuz (de son vrai nom Demetru Demetrescu-Buzău) est un écrivain roumain qui a vécu de 1883 à 1923. Ceux qui avaient affaire à l'homme dans son état de fonctionnaire ne pouvaient pas se douter qu'ils avaient en face d'eux un créateur fou braque qui sera porté aux nues, quelques années plus tard, par les dadaïstes et les artistes de l'absurde. Il n'a publié que quelques textes (sept nouvelles, deux poèmes et un essai) mais ses écrits à la fois mondains et provocateurs où évoluent toutes sortes de créatures bizarres ont fait de lui un auteur culte.
Aujourd'hui, le bonhomme pourrait bien devenir musicien culte également, car un 78 tours de sa propre musique, pressé par le label roumain Pahuciphone en 1923, vient d'être découvert par un passionné de l'art des Balkans. Si on se fie au peu d'information dont on dispose, ce disque a été enregistré avec l'aide d'un ami percussionniste. Ensemble, les deux compères ont accouché d'une suite de courtes vignettes surréalistes dans lesquelles les accidents sonores les plus bizarres peuvent survenir.
En plus d'instruments de musique normaux comme le piano, le vibraphone, le saxophone, l'orgue ou la guitare électrique (en 1923?!), on y peut y entendre plusieurs sons d'origines inconnues ou des cris de différents animaux (aigle, hibou, porcs, loups, lion...) ou d'êtres humains. Nous ne sommes toutefois pas dans le n'importe quoi ou le décousu. Urmuz et son copain savaient ce qu'ils faisaient: ces bruits sont disposés avec soin et des rencontres inusitées nous plongent dans des univers à la fois dérangeants et fascinants comme ce passage ou sur un air de piano ressemblant étrangement à une Gnossienne d'Erik Satie, les deux larrons ont juxtaposé les couinements terrorisés de porcs qu'on égorge.
L'oeuvre préfigure le free jazz (quelques interventions complètement débridées du sax et du piano), mais aussi la musique concrète et les montages électro-acoustiques. On se demande de quels moyens technologiques Urmuz disposait pour réussir de telles collages. Vers la fin de la pièce qui dure près de vingt-cinq minutes, on a même un segment dans lequel les tambours et le vibraphone de l'acolyte d'Urmuz jouent ce qu'un auditeur de notre époque pourrait qualifier de funk. Troublant! Sommes-nous vraiment en 1923?
Eh bien non! Urmuz a bel et bien existé (son oeuvre est là pour en témoigner), mais il n'a pas enregistré de disque avant-gardiste en compagnie d'un percussionniste. L'objet de la présente chronique est, en fait, paru sur étiquette Tzadik et a pour titre "The Urmuz Epigrams". La musique qui s'y trouve a été composée par John Zorn et c'est avec l'excellent batteur Ches Smith qu'il l'a créée. Les différentes pièces au programme ont été inspirées de phrases tirées de l'oeuvre de l'auteur. Des exemples? "Disgusted with Life", "With Wet Clothes and Disheveled Hair He Wandered in the Dead of Night in Search of Shelter" ou bien "Desperate from Having Been Left without a Bladder". Ça donne une idée de la folie du projet...
Le site web du label décrit d'ailleurs cet enregistrement en ces termes: "Some of the craziest music in the Zorn catalog!" Compte tenu de la discographie du mec, c'est placer la barre un peu haut, mais il y a tout de même du vrai là-dedans. Cette suite de paysages sonores biscornus aurait plu aux surréalistes du siècle dernier tant elle est inquiétante et provocatrice.
Un seul petit bémol, par contre: le disque présente l'oeuvre en deux versions et alors que la première a droit à une qualité technologique moderne, la seconde imite le son d'un vieux 78 tours qui crépite. La blague de nous faire croire qu'Urmuz est vraiment derrière cette musique est amusante, mais cette version manque cruellement de relief. Aucun des bruits au menu ne ressort, ne déstabilise, ne surprend comme dans la première version proposée.
N'empêche: le disque vaut le détour et saura plaire aux amateurs d'étrangetés inclassables.