David Byrne le dit d'entrée de jeu dans le texte qui accompagne la version physique de son plus récent disque: le titre de l'album n'est en aucune façon ironique. L'Amérique (et plus spécifiquement les États-Unis) est une utopie. Elle a, au cours des années, fait rêver tant de gens qui y voyaient une terre où chacun a sa chance d'avoir sa place au soleil. On oublie les inégalités de la vieille Europe et on repart en neuf! Ce n'est, bien entendu, que voir une partie de la réalité.
L'Amérique s'est bâtie sur le dos de l'esclavage des Noirs dont les descendants luttent toujours pour une vie plus décente. Elle s'est construite sur les bases d'un génocide dont les Premières Nations ont été victimes. La richesse des plus fortunés de ses habitants dépend toujours de l'exploitation des moins nantis. Une utopie? Vraiment? Le prix à payer pour se la permettre est faramineux et cela saute encore plus aux yeux depuis l'élection d'un milliardaire mythomane issu de l'univers factice de la télé-réalité comme président de la Nation.
Dans ses nouveaux textes, Byrne adopte la position qu'il a toujours prise: celle de l'outsider (il est d'ailleurs né en Grande-Bretagne) qui prend ses distances avec le monde qui l'entoure afin de mieux nous en parler. Il ne le fait pas avec la grâce d'un Leonard Cohen ou d'un Bob Dylan (Byrne n'a jamais été un grand poète), mais ce qu'il nous raconte a tout de même le mérite d'être pertinent et son point de vue est toujours original. Un de ses titres est narré selon la perspective d'un chien, un autre, à travers le regard d'une balle de fusil... Nous sommes bel et bien en Amérique!
La première pièce au programme est une excellente entrée en matière. Elle commence de façon quasi-bucolique: les notes d'un piano créent une belle ambiance calme digne du jardin d'Éden avant la malheureuse histoire de la pomme. Byrne se joint à la partie et entonne le premier couplet avant que l'atmosphère ne change du tout au tout: un synthé sorti des années quatre-vingt martèle un rythme industriel tandis que Byrne se met à chanter le refrain comme un robot. On croyait visiter une contrée paisible mais l'homme moderne a tout bousillé. Bienvenue en Utopie!
Afin de nous faire faire un tour d'horizon de ce pays riches en contrastes, l'ex-figure de proue des Talking Heads s'est entourée d'une longue liste de collaborateurs. Ça donne un album très touffu aux influences multiples: pop, funk, musiques africaines et orientales, électro... Est-ce trop? Ça dépend. Sur la plupart des pièces, cette abondance de saveurs sonores fait mouche. Par contre, les quelques compositions un peu plus faibles de l'ensemble (je pense à "Every Day Is a Miracle" par exemple) semblent se perdre sous les ajouts apportés par tel ou tel musicien.
Parce que oui, elle est un brin inégale, cette galette. J'avoue avoir fait mes premières écoutes de "American Utopia" un peu distraitement en travaillant. J'étais renversé et c'est parce que je retenais surtout les morceaux les plus solides du disque: principalement "This Is That", "Doing the Right Thing" et "Everybody's Coming to my House". Sur ces fort belles réussites, la composante électro domine. On y sent bien la présence de Brian Eno (un vieux comparse de Byrne depuis son travail de producteur sur "Remain in Light" des têtes parlantes en 1980) et Daniel Lopatin (alias Oneohtrix Point Never). Alors que la majorité des chansons de l'album est basée sur des compositions originales de Eno sur lesquelles d'autres musiciens ont greffé des sonorités additionnelles, deux autres pièces ont été créées en collaboration avec Lopatin.
Un brin inégale, mais parfaite comme ça. Écoute après écoute, je me suis pris de sympathie pour cette aventure en Utopie. David Byrne nous y prouve qu'à soixante-cinq ans, il est un artiste qui refuse de prendre les choses pour acquis et de faire du surplace. Il ne se contente pas de remettre l'Amérique en question, il fait la même chose avec lui-même. C'est ce que j'appelle bien vieillir.