Carter, Parker, Shipp - Seraphic Light (Attention: grand disque!)

par chibougue

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chibougue
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Inscription : 24 mai 2017, 11:45

24 mai 2018, 22:26

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Il y a quelques jours, le compositeur et guitariste Glenn Branca passait dans une autre dimension. Celui-ci ne prisait guère la musique improvisée. "It's like a lot of people fucking jerking off, is what it sounds like to me," disait-il dans une entrevue au Quietus. Il avouait que quelques musiciens exceptionnels comme ceux du Art Ensemble of Chicago "could blow the roof off the house", mais en général, l'improvisation ne lui plaisait pas. Il en allait de même du gourou de la musique contemporaine américaine, John Cage, qui détestait le jazz à cause du trop grand rôle que jouait l'improvisation dans cette musique. Pour lui, les praticiens de l'impro ne faisaient que répéter les mêmes idées encore et encore.

Dans mon cas, il y a quelques années, c'était exactement le contraire: je carburais au free jazz. Je n'écoutais plus que ça: Evan Parker, William Parker, Joe McPhee, Matana Roberts, Roscoe Mitchell, Wadada Leo Smith, Craig Taborn, Satoko Fujii, Okkyung Lee, Fire!... En 2013, dans mes achats musicaux, le ratio était de dix disques de musiques improvisées pour un disque de tout autre genre musical. Ma copine a traversé cette période de ma vie en gardant la tête haute. C'est une bien bonne personne. Heureusement pour elle, je me suis lassé en commençant à trouver, à mon tour, qu'il n'y avait rien qui ne ressemblait plus à un disque d'improvisation libre qu'un autre disque d'improvisation libre.

J'exagère un brin. Oui, parfois, le free, ça peut finir par être un peu redondant, mais entre les mains de grands maîtres, cette musique peut mettre le feu aux poudres et faire vivre aux amateurs de sensations fortes des moments qu'ils n'oublieront jamais. Daniel Carter, William Parker et Matthew Shipp sont ce qu'on pourrait appeler des grands maîtres, des musiciens à l'écoute les uns des autres et à l'écoute du moment, et sur "Seraphic Light", un disque d'exception, ils ne mettent pas seulement le feu aux poudres, ils embrasent le coeur et l'esprit comme peu d'improvisateurs savent le faire.

"Seraphic Light" a été enregistré en concert dans le cadre d'une soirée qui se tenait à la Tufts University à Boston. Le thème en était "Art, Race and Politics in America". Le programme de la soirée débutait avec le visionnement du film "The Cry of Jazz", un documentaire datant de 1959 qui porte sur la relation qu'entretient le jazz avec l'histoire des Noirs aux États-Unis. Ce film, dans lequel on peut apercevoir des musiciens tels que Sun Ra et le tromboniste Julian Priester, est aujourd'hui décrit comme le "premier film hip-hop". Les trois musiciens participaient ensuite à une discussion inspirée de la projection puis, place à la musique.

En musique improvisée, la livraison dépend souvent du contexte. La formidable tension qui anime "Seraphic Light" d'un bout à l'autre est certainement due (ne serait-ce qu'en partie) à la couleur franchement politique de la soirée et au contexte social d'une Amérique dans laquelle les racistes se cachent de moins en moins. Bien que je sois sensible à cette cause, c'est surtout du point de vue poétique que ce disque m'a fait faire un bien beau voyage. Tout un trip, à vrai dire... Ces gars-là savent comment installer une ambiance et la faire évoluer de façon à tenir l'auditeur en haleine.



Le contrebassiste William Parker et le pianiste Matthew Shipp sont des collaborateurs de longue date. Quand le jeune Shipp est débarqué à New-York, la première chose qu'il a faite, c'est de chercher à rencontrer le grand Parker. Maintenant, depuis des années, tous deux sont reconnus comme des maîtres de leurs instruments respectifs. Sur "Sepaphic Light", ils sont soudés l'un à l'autre. Parker fait danser sa contrebasse en lui faisant prendre les directions parfois imprévues que lui propose Shipp qui, plus souvent qu'autrement, mène le bal sur ce disque. Le bassiste cimente la musique de façon exemplaire. Il n'est pas là pour impressionner la galerie avec des solos époustouflants bien qu'à mi-parcours, il ait son moment à lui. Il en profite pour sortir son archet afin de faire grincer son instrument comme lui seul sait le faire.

Shipp, quant à lui, est fort probablement au sommet de sa forme sur cet album. Il nous déballe encore son jeu labyrinthique et cérébral. L'émotion est toutefois toujours au rendez-vous car il sait colorer les notes imprévisibles qu'il sort de son sac à surprises avec une intensité dramatique hallucinante. Pour moi, c'est ce musicien, un des meilleurs pianistes jazz de sa génération, qui se démarque le plus sur ce "Seraphic Light".

Je dois avouer que je ne connaissais pas Daniel Parker avant d'entendre cet enregistrement. Le type est tout de même un vétéran (soixante-douze balais au compteur) et sa maîtrise d'une panoplie d'instruments à vent impressionne. Il est aussi à l'aise au saxophone qu'à la trompette, à la flûte qu'à la clarinette, tous des instruments qu'il joue sur "Seraphic Light". Son jeu est très différent de l'approche résolument free de Shipp et Parker. Son souffle s'apparente beaucoup plus à celui des musiciens cool jazz. Il donne l'impression d'être un grand oiseau survolant, dans la nuit, les reliefs accidentés créés par ses deux partenaires. Beau contraste!

J'ai lu sur le web des commentaires de gens qui y voyaient un défaut, qui trouvaient que Carter avait du mal à s'adapter à la trame fournie par le piano et la contrebasse. Je crois, au contraire, qu'on a là une des forces de ce disque exceptionnel. Ce contraste entre les différentes approches ainsi que la tension générée par le contexte de cette soirée où la politique était à l'ordre du jour font que nous sommes en présence, à mon humble avis, d'un très grand disque de free jazz. Les mélomanes qui sont peu familiers avec le genre devraient y prêter une oreille attentive. Ce disque risque de trôner au sommet de mon palmarès de fin d'année, tous types de musique confondus!