Peu de temps après le décès de Johnny Hallyday, Dominique Ané accordait une entrevue aux Inrocks dans laquelle il disait: "On se dit de gauche, et on est là, avec nos trucs "branchouilles", si loin du cœur de la majorité des gens. Et si on avait rien compris." La vue du grand deuil national qui a suivi le décès d'Hallyday le faisait réfléchir. L'artiste de variétés avait su toucher tant de gens. Beaucoup plus de gens que n'importe quel jeune chanteur indé socialement engagé ne pourrait espérer émouvoir dans sa carrière. J'avais également entendu dire entre les branches que les textes du prochain opus de Ané seraient moins abstraits, plus directs, donc plus accessibles. Je ne savais à quoi m'attendre. Allait-il se muer en chanteur plus... populaire?
Dans un entretien subséquent - pour Libération cette fois-là - le journaliste demandait carrément à monsieur A s'il avait l'intention de devenir un artiste plus pop, plus grand public. Le chanteur lui faisait alors cette réponse: "Ce n’est pas dans mon tempérament, je suis une sorte de bloc monolithique, un peu dur à bouger." Il avouait également préférer la musique mélancolique et toujours avoir Joy Division comme groupe favori. Il se situerait alors trop dans le côté obscur des choses pour rejoindre les masses qui, quant à elles, préfèrent des divertissements plus faciles. Il restera donc "loin du cœur de la majorité des gens"...
Côté textes, il est vrai que "Toute Latitude" est plus direct que les albums précédents de Dominique A. Il aborde également des thématiques plus sociales. Que ce soit les questions environnementales sur "La Mort d'un Oiseau" et "Se Décentrer" ou le sort qu'on réserve aux migrants sur "La Clairière". C'est tout de même surtout les rapports que les êtres entretiennent entre eux que la plume de l'auteur continue à interroger. Et ce n'est pas la joie! Quelques exemples:
"Il y a une femme que j'ai aimée
Elle vit à cent mètres de moi
Elle voudrait qu'on parle, moi pas
Elle est seule et le restera
Et moi aussi, c'est à hurler."
("Désert d'Hiver")
"L'ombre de ce qu'on ne faisait pas
De ce que je refusais
Grandissait
A chaque étreinte elle était là."
("Lorsque Nous Vivions Ensemble")
D'autres titres tels que "Les Deux Côtés d'une Ombre" et "Corps de Ferme à l'Abandon" explorent avec beaucoup d'acuité le côté noir, voire malsain, des choses. Les musiques qu'a créées Dominique A pour donner corps à ces mots écrits à l'encre noire sont, elles aussi, assez près des celles qui accompagnaient les cantilènes glaciales de Joy Division et autres formations Cold Wave qu'il écoutait durant son adolescence. Il a élaboré les ébauches de ses chansons avec une vieille boîte à rythme et au final, après tout le travail de studio, elles ont conservé leur saveur électro vintage.
Une des nouveautés que nous propose "Toute Latitude" est l'emploi de plus en plus fréquent du "spoken word" par son créateur. À l'inverse de certains artistes hip-hop qui se tournent vers la mélodie au bout de quelques albums, Dominique A a, plus que jamais, recours à la récitation. Quelques années avant lui, Gainsbourg et Bashung avaient évolué dans la même direction. Il faut dire que sur les pièces les plus inquiétantes du lot (surtout les susnommées "Les Deux Côtés d'une Ombre" et "Corps de Ferme à l'Abandon"), cette approche s'avère redoutablement efficace. À mesure que le chanteur déclame son texte aux accents glauques, les rythmes électroniques qui le soutiennent se font de plus en plus oppressants. Il s'en dégage une atmosphère impitoyablement lourde.
Après quelques écoutes, force est d'admettre que "Toute Latitude" est un des meilleurs crus de Dominique A qui demeure pourtant un musicien très prolifique. Tout est en parfaite adéquation: les textes, les musiques, l'approche vocale, les arrangements, la production... Savourons-le tout notre saoul histoire de patienter jusqu'à l'automne où nous attend déjà un autre nouvel album qui s'annonce, celui-ci, plus folk.