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Henry Threadgill - Dirt... and more Dirt

Publié : 06 sept. 2018, 22:05
par chibougue
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Ce n'est pas la première (ni la dernière...) fois que je vous parle de l'Association for the Advancement of Creative Musicians, cet organisme basé à Chicago qui, depuis une bonne cinquantaine d'années, donne un coup de pouce aux artistes les plus fous de la planète jazz. Ces cinq décennies à naviguer contre le courant principal impressionne, bien sûr, mais la longévité créative de certains de ses membres mérite également tout notre respect. En effet, des lascars comme Anthony Braxton (73 ans), Roscoe Mitchell (78 ans), Wadada Leo Smith (76 ans) et Henry Threadgill (74 ans), sont aujourd'hui aussi productifs et novateurs qu'ils l'ont toujours été. Quand même!

Braxton, Mitchell, Threadgill et Smith n'ont pas que leur longévité artistique en commun. Tous quatre ont des objectifs musicaux similaires: ils cherchent constamment de nouvelles façons d'intégrer l'improvisation dans des cadres préétablis qui sont autant tributaires du jazz que de la musique contemporaine de tradition occidentale. D'ailleurs, un type comme Braxton, est un brin amer face au peu de reconnaissance que sa musique reçoit dans le milieu des compositeurs classiques alors qu'il sait très bien qu'il joue dans les mêmes ligues qu'un Steve Reich ou qu'un György Kurtág, par exemple.

Tout comme Wadada Leo Smith, Henry Threadgill connaît une période créative particulièrement florissante depuis quelques années. Dans les deux cas, les musiciens ont la chance d'avoir des étiquettes de disques dévouées pour documenter ces vendanges tardives. Les disques Cuneiform et le label finlandais TUM ont récemment publié de grands disques de Smith. Depuis près de vingt ans, Threadgill, quant à lui, peut compter sur les bonnes gens de Pi Recordings qui ont assuré la diffusion des albums de sa formation Zooid (dont "In for a Penny, in for a Pound" qui lui a valu le Pulitzer en 2016), de son ensemble Double Up, et maintenant, de son 14 or 15 Kestra: Agg.

"Dirt... and more Dirt" n'est que l'un des deux albums de Threadgill que Pi Recordings a fait paraître cette année, l'autre s'intitulant "Double Up Plays Double Up Plus". Ce dernier disque est excellent, mais "Dirt... and More Dirt" retient davantage mon attention. Le 14 or 15 Kestra: Agg est une nouvelle formation pour Threadgill, un orchestre aux effectifs plus considérables que tous ceux qu'il a dirigé ces dernières années. On y compte un contrebassiste (l'excellent Thomas Morgan), un violoncelliste, un guitariste, un tubiste, deux batteurs, deux pianistes (dont le très doué David Virelles), deux trombonistes, deux trompettistes (dont Stephanie Richards à propos de laquelle je vous ai récemment parlé) et trois saxophonistes dont Threadgill lui-même alors qu'il ne joue pas du tout sur les albums de l'ensemble Double Up.

J'ai toujours trouvé que Threadgill était un coloriste des plus brillants. J'entends par là qu'il se sert des sonorités émises par les différents instrumentistes dont il dispose comme le ferait un peintre. Un peintre abstrait dont les constructions sont toujours très cérébrales mais fascinantes. Une touche de guitare électrique par ci, une note de tuba par là, un soupçon de flûte basse à gauche, un peu d'harmonium (joué par Virelles qui donne aux compositions qu'on retrouve sur ce disque un cachet unique) à droite... Sur ce nouveau projet, cet aspect du travail de Threadgill épate plus que jamais. Le peintre utilise une palette sonore plus large et les contrastes sont plus marqués que d'habitude.

Les lignes labyrinthiques que dessinent le pinceau du maître traversent autant de belles étendues de clarté que des zones plus foncées, plus chargées. Les musiciens jouent rarement tous en même temps mais quand ils le font, ça lève, ça étourdit, ça frappe! La plupart du temps, toutefois, nous avons droit à des ambiances plus sereines qui évoquent autant le jazz moderne que la musique de chambre de tradition européenne. Les effectifs plus imposants utilisés cette fois-ci permettent une très grande variété de combinaisons d'instruments. Une danse échevelée entre les deux pianos peut servir d'introduction à une spirale de cuivres, par exemple. Le peintre se gâte et nous gâte!

C'est en fin de parcours qu'Henry Threadgill nous réserve sa plus belle surprise. Le maître lui-même y va d'un solo bluesy au saxophone alto. Frôlant le free jazz, il nous prouve qu'il n'a pas peur de se salir. Il s'agit du moment le plus purement émotif d'une suite qui jusque-là s'adressait surtout aux neurones. Voilà une bien belle façon de conclure ce nouveau chapitre d'un grand livre qui continue de s'écrire!