
Je suis sur le cul, les jambes sciées, complètement flabbergasté, comme on dit. Et qu'est-ce qui m'a mis dans cet état? "Origami Harvest", le plus récent album du trompettiste américain Ambrose Akinmusire. Dans les cinq dernières années, ce n'est qu'une poignée de disques qui m'a foudroyé à ce point: "Pure Comedy", "Blackstar", "To Pimp a Butterfly", "Benji", "Exit"... Ça arrive le plus souvent quand je ne m'y attend pas. Jusqu'à maintenant, je suivais la carrière d'Akinmusire avec intérêt mais je n'avais jamais été renversé par sa musique. Comment se fait-il, alors, que ce mec se soit dépassé de façon aussi hallucinante cette fois-ci?
La genèse de "Origami Harvest" se trouve dans une question que le compositeur de musique contemporaine Judd Greenstein avait posé à Akinmusire: quelle était l'idée la plus folle qu'il pouvait avoir? Le trompettiste lui avait alors répondu que ce serait de donner naissance à un projet dans lequel les contraires les plus extrêmes cohabiteraient. Je cite ses mots tels que rapportés par le site web de Blue Note: “I was thinking a lot about the masculine and the feminine. High and low art. Free improvisation versus controlled calculation. American ghettos and American affluence. Originally, I thought I put them all so close together that it would highlight the fact that there isn’t as much space between these supposed extremes as we thought, but I don’t know if that’s actually the conclusion of it.”
Alors, cette conclusion? Foudroyante! La première chose qu'on entend quand on débute l'écoute de l'album c'est justement un coup de tonnerre provoqué par les tambours de l'excellent Marcus Gilmore (également batteur dans le trio de Vijay Iyer). Puis, suivent quelques notes jouées de piano (jouées par le jazzman Sam Harris) et les dissonances du Mivos Quartet, un quatuor à cordes bien en vue dans le petit univers de la musique contemporaine. Les choses se mettent ensuite en branle alors que Gilmore balance une rythmique boom bap et qu'il est rejoint par le mordant des mots prononcés par le rappeur Kool A.D (membre de Das Racist), puis par la trompette sinueuse d'Akinmusire. Les extrêmes se marient, et ils le font avec tant de cohésion qu'on en reste bouche bée. La première pièce n'est pas terminée que l'on sait déjà qu'on a affaire à une oeuvre exceptionnelle.
Je ne sais pas comment il a fait, mais Akinmusire a réussi à faire durer la tension électrisante qui régnait sur le morceau d'ouverture pendant la bonne heure que dure le disque. Ce qui rend ce tour de force si remarquable, c'est le fait que tout est en parfaite adéquation dans cette union d'éléments musicaux aussi épars: l'âpreté des cordes, la force de frappe du trio jazz et l'ironie acide du rappeur se répondent dans un échange qui ne cesse d'étonner. Le propos est aussi merveilleusement bien servi par cette musique hybride. Présent sur la première moitié du disque, Kool A.D. se fait tantôt abstrait, tantôt plus direct; tantôt militant, tantôt bêtement vulgaire et il est toujours bien épaulé par les musiciens. Voilà qui est parfaitement en phase avec une époque dans laquelle la laideur côtoie la beauté comme jamais.
C'est particulièrement vrai sur "Free, White and 21", une pièce qui continue un concept élaboré sur les albums précédents d'Akinmusire: sur fond musical, ce dernier prononce les noms d'Afro-Américains tués par les forces de l'ordre aux État-Unis. Cette liste qu'il dresse album après album inscrit l'oeuvre dans la foulée du mouvement Black Lives Matter. Cette fois-ci, l'énumération de ces vies gâchées est particulièrement déstabilisante puisqu'à cette liste chuchotée qu'accompagne un rythme de marche militaire, sont superposés d'étranges cris qui donnent à l'exercice un aspect ridicule et terrifiant à la fois. Pour que les choses soient claires, Akinmusire ajoute à cette trame le cantique gospel "Blood-Stained Banner" qu'il chante d'une voix torturée. Troublant!
Pour moi, les artistes les plus pertinents sont ceux qui réussissent à cerner l'air du temps, à capturer l'état du monde dans le miroir de leur art et à nous le montrer. Plus que tout ce que j'ai pu entendre jusqu'à maintenant cette année "Origami Harvest" est l'oeuvre d'un tel artiste. C'est le portrait sans compromis d'une Amérique qui continue de traiter les Noirs comme des citoyens de seconde zone et qui semble avoir commencé à s'auto-détruire si on se fie au choix électoral qu'elle a fait il y a deux ans. On peut apprécier ce disque pour les avancées formelles qu'il nous propose, mais on ne peut ignorer qu'à ces innovations correspondent un message, une vision... Un coup de poing.