Vijay Iyer: L'Art du Sextet

par chibougue

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chibougue
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Inscription : 24 mai 2017, 11:45

20 sept. 2017, 21:10

Une des raisons pour lesquelles j'affectionne le jazz de façon toute particulière, c'est que des personnalités s'y expriment plus librement, il me semble, que dans d'autres genres musicaux. Les instrumentistes ont beau jouer une pièce composée par un musicien donné, ils en sont également les créateurs. La composition est un canevas sur lequel chacun peut ajouter une couleur qui lui est propre. Le leader, lorsqu'il fait appel à un batteur plutôt qu'à un autre, à un trompettiste plutôt qu'à un autre, sait ce que ces musiciens précis peuvent apporter à ses compositions. Il ne choisit pas que des musiciens, il choisit des sensibilités.

Ce que je viens d'écrire peut s'appliquer à bien des styles musicaux, mais la place que l'improvisation tient dans le jazz fait que c'est encore plus vrai dans son cas. "Far from Over", le nouvel opus du pianiste Vijay Iyer en est une autre belle démonstration. Iyer aime varier les choses et nous présente souvent des projets assez différents de ceux qui les ont précédés. Dans les dernières années, nous avons eu de la musique en solo, en trio jazz (avec contrebasse et batterie), en trio indien (avec guitare et tablas), avec quatuor à cordes, en duo (très bel album avec Wadada Leo Smith). Cette fois-ci, il nous présente son sextet: claviers, basse, batterie, saxophone alto, saxophone ténor et trompette. Voyons un peu quels coloristes il est allé chercher pour l'aider à peindre sa nouvelle toile musicale.



Contrebassiste du trio de Vijay Iyer depuis plusieurs années, Stephan Crump a développé une très belle complicité avec le pianiste. Elle est palpable sur "Far from Over". On sent une connexion particulière entre les deux musiciens. Crump est surtout connu pour son travail avec Iyer mais il fait également partie de l'excellent duo Secret Keeper avec la guitariste Mary Halvorson. Il a également publié un album qui a reçu des critiques élogieuses avec Ingrid Laubrock et Cory Smythe cette année.

Tyshawn Sorey est une autre figure connue dans l'univers de Iyer. Il tient le rôle de batteur substitut quand les projets de Marcus Gilmore l'empêchent de tenir les baguettes dans le trio. Il a donc, lui aussi, une relation bien établie avec Iyer et Crump. C'est un batteur exceptionnel doté d'une solide virtuosité. Comme je le disais dans mon texte à propos de son dernier album, Sorey peut jouer des rythmiques très complexes à une vitesse hallucinante. Il est, encore une fois, impressionnant tout au long de "Far from Over". Son jeu marqué par la techno et le hip-hop apporte une touche de modernité sur l'album. Il vole rarement la vedette (sauf sur les morceaux "Down the Wire" et "Good on the Ground" où il prend les devant pour quelques instants), mais si on écoute avec un minimum d'attention ce qui se passe derrière les autres instruments, on risque d'avoir le tournis.

Le vétéran Graham Haynes, est à ma connaissance, un nouveau venu dans le petit monde du pianiste. Ce trompettiste a fait sa marque en étant - avec entre autres Steve Coleman - un des instigateur du mouvement musical m-base et en étant un des concepteurs importants du nu-jazz en mariant jazz, hip-hop et sonorités électroniques. Sa présence amène Iyer sur des territoires musicaux qu'il n'avait pas encore explorés. Avec leur petit côté funky, "Nope" et "Into Action" évoquent autant Herbie Hancock que Miles Davis. Puis, bercées par les vagues électroniques de Haynes, "End of The Tunnel" et "Wake" sont de superbes pièces atmosphériques qui ne ressemblent à pas grand chose de ce que Vijay Iyer avait fait auparavant.



Je ne connaissais pas le saxophoniste Mark Shim. Mes recherches me disent qu'il a joué avec le Mingus Big Band. Il est, en effet, animé par la même passion et le même feu que l'on retrouvait dans la musique du grand Charles. Je découvre-là un souffleur doué et intense. Il m'a surtout impressionné par ses performances enlevées sur la pièce titre et sur "Good on the Ground". Je vais devoir explorer le curriculum vitae de ce bouillant ténor plus en profondeur.

Le saxophoniste alto Steve Lehman est un autre vieux comparse d'Iyer. Avec Tyshawn Sorey, ils ont formé le trio Feildwork il y a quelques années. On le reconnaît dès les premières notes qu'il émet sur "Poles", morceau avec lequel l'album démarre. C'est qu'il a effectivement un son bien à lui: labyrinthique et très cérébral. Il me rappelle beaucoup Eric Dolphy, mais en plus intello. Sa prestation sur "Threnody" qui clôt le disque est renversante. Je ne l'ai jamais entendu jouer de façon aussi émouvante. Avec un souffle qui s'approche du style incantatoire de Coltrane, il donne à "Far from Over" une magnifique conclusion.



Coltrane, Mingus, Dolphy, Davis, Hancock... Bien des noms issus du passé. Vijay Iyer n'est définitivement pas un créateur en rupture avec l'histoire. Il n'est pas un iconoclaste dont l'objectif serait de renverser les monuments qui l'ont précédé. Son oeuvre s'inscrit clairement dans la tradition jazz. En même temps, elle est bien de notre époque. Il a une sensibilité toute moderne et sait s'associer avec des artistes qui aiment remettre les choses en question. Sur "Far from Over", Steve Lehman et Tyshawn Sorey tirent la musique vers des zones un peu plus actuelles.

"Far from Over." Pourquoi ce titre? Dans le livret qui vient avec le disque, Iyer explique que cette musique s'adresse à une époque de "fierce urgency and precarity" et que "the fact remains: local and global struggles for equality, justice and basic human rights are far from over." L'intention est donc politique: la lutte pour l'égalité, la justice et les droits de l'homme serait "loin d'être terminée." Je ne sais pas si, dans mon cas, le message est passé à 100% (pas toujours évident de parler politique à travers une oeuvre instrumentale), mais oui, on sent bien un feu derrière cette musique. Une envie de résister et de tenir bon dans un monde rempli de bruit et de tension.


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VanBasten
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21 sept. 2017, 17:57

Excellent texte pour un album qui le mérite bien.

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chibougue
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21 sept. 2017, 19:14

Merci! Et oui, il mérite qu'on parle de lui, cet excellent disque.

J'ai l'air un peu vendu comme ça (et peut-être le suis-je bel et bien), mais c'est fou ce que ECM a sorti du bon stock dernièrement: Vijay Iyer, Gary Peacock, Tim Berne, David Virelles (il est en train de passer sous le radar de bien des gens, celui-là). J'en reparlerai.

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VanBasten
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21 sept. 2017, 20:35

C'est peut-être mon côté vieilles pantoufles mais je préfère Vijay en trio mais comme infidélité c'est l'équivalent de se retrouver dans un ascenseur avec Carole Bouquet circa années 2000

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chibougue
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21 sept. 2017, 21:36

Wow. Tu te choisis de belles infidélités! :smile:

J'ai, moi aussi, une préférence pour Iyer en trio. Pour moi, "Break Stuff" ou "Accelerando", c'est une petite coche en haut de "Far from Over".

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Verbo
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21 sept. 2017, 22:40

Belle chronique... Mais on peut ajouter quoi ? Tournant année 2000 ? Là on peut ajouter quelque chose et femme de désir? Emmanuelle Béart dans Les Destinées Sentimentales que je suis allé voir au Festival dont j'oublie le nom présentement au Musée des Beaux Arts dans le temps et d'une grande beauté à l'écran.

À la fin du film, dans le hall j'aurais quasiment pu aller lui parler et à Assayas encore plus mais c'est elle que j'aime. Des dames âgées sont là aussi un peu en retrait et savent qu'elle est la fille de Guy Béart et se rappellent Manon des Sources, bien sûr. Mais moi j'ai en tête La Belle Noiseuse à ce moment là et les deux dames ne savent pas du tout ce qu'est ce film. Emmanuelle est là seule, fumant et attendant, personne ne va lui parler et je n'allais pas aller lui parler de La Belle Noiseuse et encore moins du désir qu'elle évoquait.

http://www.lefigaro.fr/cinema/2016/02/0 ... ivette.php


Je la trouvais toute petite. Pendant la projection du film une femme grande mais que je n'ai pas très vue me semblait au final plus belle que l'actrice dans la vraie vie ou plus une attirance naturelle, mais elle a quitté rapidement elle. La salle était pleine, pleine à craquer. Le lendemain tu parles du film ou d'Emmanuelle a des gens ils ne savaient pas qui c'était. Avant d'aller voir le film, un jeune célébrait encore son diplôme avec sa copine, ils étaient au Ritz. Emmanuelle logeait au Ritz mais lui savait qui elle était et me disait chanceux. Non mais moins inculte que l'autre ne connaissant que du cinéma américain.

Pourquoi je raconte cela ? Parce que la chronique est belle mais qu'on a rien à ajouter ou pas l'occasion d'écouter.

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Verbo
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21 sept. 2017, 22:52

Carole Bouquet je dirais plus vers 1989...

https://fr.wikipedia.org/wiki/Trop_belle_pour_toi


Emmanuelle Béart, c'est en 1991 le film mais vu plus tard à la télé mais en 2000 la projection dans la salle. Pas obligé de lui parler non plus. Imaginez j'ai déjà été intimidé de parler à Gaston Lepage et lui c'est à cause des Brillant et j'ai envie de lui dire fort '' salut Anatole !'' Bien voyons donc... Alors, il est dans une file et je suis derrière et une autre caisse je crois est ouverte et devinez il me suit, j'évite presque de le regarder ...

Cela fait quelques années de cela... Je veux pas lui parler d'Anatole Brillant pas plus que j'ai envie d'évoquer le corps m'ayant fait fantasmé d'Emmanuelle Béart. Pas en personne, en direct avec elle, surtout pour ce film romantique qu'on venait de voir et où je la trouvais aussi merveilleuse et sublime.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Desti ... les_(film)