
J'ai eu un de mes plus grands chocs télévisuels au début des années quatre-vingt-dix. J'aimais commencer mes soirées d'été en regardant "Beau et Chaud" animé par Normand Brathwaite. Une émission beaucoup plus intéressante que "Belle et Bum", gros party consensuel où tout le monde a l'air d'avoir bien du plaisir, ce que je trouve un brin déprimant. Je préfère de loin la folie douce qui se dégageait de son ancêtre et son côté broche à foin assumé. La chronique camping de Marc Labrèche, les critiques de disques d'Edgar Fruitier... Ça ne se prenait pas au sérieux. Et côté musical, nous étions gâtés. Surtout un certain soir où les invités étaient Jean Leloup et, un inconnu à l'époque, Richard Desjardins.
J'avais alors le sentiment qu'une page se tournait dans le livre de la chanson québécoise: on pouvait passer à autre chose qu'aux ritournelles sempiternelles de Rivard, Séguin et Piché. Richard Desjardins ne ressemblait à rien de ce que je connaissais à l'époque au Québec, autant pour son intensité que par sa poésie remarquable. À vrai dire, je crois toujours que Desjardins est un des seuls chanteurs de chez nous dont les textes passeraient sans problème le test du papier: ils sont assez forts pour vivre sans la musique qui les accompagne. Il arrive parfois à l'inégal Leloup de nous pondre des textes de ce niveau. Desjardins, lui, le fait presque à tous coups.
Depuis le coup de tonnerre surprise dans le ciel de "Beau et Chaud", je suis un fan fini de Desjardins et je me procure chacun de ses albums dès le jour de sa sortie. Je les possède maintenant tous. Je dis "maintenant" parce que jusqu'à tout récemment, ma collection était incomplète. Il me manquait "Boomtown Café" enregistré avec son groupe Abbittibbi en 1981. Ce disque qui n'était disponible qu'en vinyle était une sorte de Saint-Graal pour les admirateurs du barde de Rouyne-Noranda. Les quelques copies toujours en circulation étaient très convoitées et valaient sûrement leur pesant d'or.
Pourtant, de leur côté, Desjardins et ses potes auraient bien voulu qu'elles ne voient pas le jour, ces précieuses copies. C'est qu'elles ne sonnaient pas comme ils l'auraient voulu: le mixage - fait dans l'optique de plaire aux radios de l'époque - manquait cruellement de relief. De plus la pochette était une sainte horreur: les gars se tenaient dans un paysage dominé par des cheminées d'usine alors qu'on connait bien les convictions environnementalistes du leader de la formation. Le dique est rapidement tombé dans l'oubli. Plus de trente ans plus tard, suite à des recherches via Facebook, les bandes maîtresses sont retrouvées, retravaillées et l'album est publié avec une pochette appropriée. On réparait finalement le rêve brisé d'une bande de jeunes musiciens de Rouyn qui, après avoir passé des années à jouer dans les bars, croyait son heure de gloire enfin venue. Mieux vaut tard que jamais!
Avant la première sortie de l'album, ils voyaient grand, les Abitibiens. Ils s'imaginaient devenir les prochains Offenbach, Beau Dommage ou Harmonium. Et ils n'avaient pas tort! À mon humble avis, Abbittibbi est peut-être même supérieur à tous ces groupes. Le mélange de genres qu'il proposait était unique dans le paysage québécois: rock, country, prog, folk, blues, jazz... Idem pour l'instrumentation: guitare, basse, batterie, piano, flûte, saxophone, violon... Tous joués par de très solides musiciens. Sur les morceaux les plus progressifs du lot ("Langlois" et surtout "T'avais le Coeur à' Bonne Place"), la maîtrise que ces lascars ont de leurs instruments impressionne.
Et qu'en est-il des textes? La plume de Desjardins était-elle déjà aussi affûtée qu'elle le sera sur les classiques qu'il nous léguera une décennie plus tard? Oui et non. On ne trouve pas sur "Boomtown Café" de morceaux de bravoure aussi mémorables que sur les grandioses "Les Derniers Humains", "Tu m'Aimes-Tu?" et "Boom Boom". Nous sommes encore loin des sommets que sont "Les Yankees" et "Nataq". La poésie était tout de même déjà au rendez-vous. En témoigne cette strophe tirée de "Dix Heures du Soir":
"Les mouches à feu brûlent dans la nuit
pis moi ben j'fais pareil.
Ça sent le vent du sud,
le feuillage et ton cou."
Ou bien ces mots provenant de "Langlois":
"Les lampadaires
y sont dins' airs
à cause qu'à terre
y a pus rien à voir.
Ça sert à rien
d's'en faire accroire.
Y a pus d'trente sous
qui traînent à terre."
Puis, il y a surtout une des meilleurs protest songs jamais écrite sur nos terres: l'inoubliable "Y Va toujours y Avoir" qui sera reprise une quinzaine d'années plus tard seul à la guitare sur "Boom Boom". Datant de 1975, ce morceau cristallise déjà toutes les forces de son auteur: son écriture aussi imagée que précise, son empathie envers les délaissés du système, sa rage contre l'inacceptable et sa sensibilité à fleur de peau.
Je préférai quand même toujours la relecture acoustique de cette pièce à la néanmoins très bonne version qu'on retrouve sur ce "Boomtown Café". En ce qui concerne cet artiste, je demeure un puriste: mon coeur penchera toujours davantage vers ses oeuvres enregistrées en solitaire que vers celles où il est accompagné par un groupe. À l'écoute de "Boomtown Café", son jeu virtuose au piano me manque d'ailleurs un peu. Malgré tout, cette réédition inespérée nous permet d'apprécier le bonhomme dans un contexte qui le sert plus que bien. Quiconque s'intéresse à cet auteur d'exception devrait y prêter l'oreille.