Pourquoi tant d'artistes afro-américains renient-ils leur appartenance à la Terre en s'inventant des origines extra-terrestres? Dans un article que j'ai lu dans les Inrocks il y a plusieurs années, Jimmy Cliff répondait que c'était parce que les ancêtres pas si lointains des Noirs d'Amérique étaient des esclaves. Ils n'étaient donc pas considérés comme des êtres humains. Cette position d'étranger à la race humaine donne forcément un regard différent sur les choses. Et tant qu'à être outsider, soyons l'outsider absolu: l'extra-terrestre. C'est un peu de là que part le mouvement afro-futuriste.
https://en.wikipedia.org/wiki/Afrofuturism
Comme les artistes mentionnés plus haut, le duo rap de Seattle Shabazz Palaces peut être rattaché à ce mouvement. Formé d'Ishmael Butler (anciennement de Digable Planets) et Tendai Maraire (fils du musicien zimbabwéen Dumisani Maraire), Shabazz Palaces a, par le passé, lancé deux excellents disques, Black Up et Lese Majesty, sur lesquels ils transgressaient allègrement les codes formels du hip hop en s'inspirant, entre autres, du jazz d'avant-garde et de l'improvisation libre. Entre leurs mains, le rap devenait, plus que jamais, fou et imprévisible.
Le duo vient de faire paraître, non pas un, mais deux nouveaux albums: Quazarz: Born on a Gangster Star et Quazarz vs the Jealous Machine. Les deux disques racontent l'histoire de Quazarz, un extra-terrestre Noir qui visite, pour la première fois, la Terre et surtout, un dangereux pays appelé Amurderica. Alors que le premier volet nous décrit les origines du personnages de Quazarz, le second nous dépeint ses tribulations dans une contrée sûrement inspirée par celle qui vient d'élire Donald Trump.
Mais attention, sous la plume d'Ishmael Butler, les pérégrinations de Quazarz ne sont pas faciles à suivre. Les textes de Butler sont souvent surréalistes, voire abstraits. On peut tout de même constater que la création du personnage extra-terrestre qui visite notre monde est, en fait, un prétexte dont Butler se sert pour critiquer l'Amérique moderne. En cela, il continue d'aborder les mêmes thèmes que sur ses disques précédents. La façon de faire est seulement (il semble que c'était encore possible) plus flyée.
Le début de l'histoire, Born on a Gangster Star, a été créé après Quazarz vs the Jealous Machine. Au départ, certaines pièces qu'on y retrouve ne devaient être que des morceaux bonus au projet initial. Il a été complété assez rapidement - en deux semaines - et ça paraît. Les rythmiques y sont originales mais minimalistes, parfois plutôt bâclées même. Sur la majorité des chansons, on rajoute des tonnes d'écho à la voix de Bulter pour qu'elle ait l'air de nous provenir d'une galaxie lointaine, ce qui peut devenir un brin lassant. Au fil des écoutes, j'ai cependant de plus en plus pris goût au matériel et apprécié les trouvailles du duo. Les pièces les plus réussies demeurent toutefois celles qui sont les plus accessibles. Surtout la très bonne Fine Ass Hairdresser et l'irrésistible Shine a Light avec ses cordes soul somptueuses.
L'élaboration de Quazarz vs the Jealous Machine a pris plus de temps, soit quelques mois. Il est moins expérimental que son disque compagnon et compte plusieurs bons coups dont les plus réussis sont, à mon avis, Effeminence, Julian's Dream et 30 Clip Extension. L'écho vocal interstellaire est moins présent sur cet album astro-funky que sur son partenaire cosmique, mais on y retrouve encore quelques morceaux plus répétitifs en fin de parcours. Somme toutes, il s'avère tout de même légèrement supérieur à Born on a Gangster Star.
Ce qui nous place tout de même en face d'un paradoxe: alors que l'aspect moins imprévisible et avant-gardiste (si on compare aux oeuvres passées du duo) de cette paire de disque déçoit à la première écoute, se sont ses passages les plus conventionnels qui atteignent la cible avec le plus de succès. Au final, l'ensemble est tout de même très nourrissant. Cependant, comme c'est souvent le cas avec les albums double ou les disques jumeaux (même le fameux Kid A / Amnesiac de Radiohead n'y échappe pas), on est en droit de se demander si une sélection des meilleures pièces sur un seul disque aurait dû être faite. Dans le cas qui nous occupe, l'ovni aurait volé encore plus haut.