Bruce Springsteen a repris son succès "Royals" en spectacle. David Bowie (un homme dont le flaire artistique et le jugement m'ont toujours inspiré une confiance quasi-inconditionnelle) a dit d'elle qu'elle était "the future of music". Rien de moins! Dave Grohl a déclaré qu'elle représentait "the Nirvana aesthetic" et qu'elle avait "an incredible future ahead of her as a writer, performer and vocalist." Il lui a ensuite demandé de chanter la chanson "All Apologies" avec les membres de Nirvana lors de l'introduction du groupe au Rock and Roll Hall of Fame.
Comment expliquer le fait que des icônes aussi incontournables de l'histoire du rock soient tombées sous le charme de la jeune chanteuse? Je crois que le commentaire de Dave Grohl est éclairant. Bien sûr, proclamer que Lorde repésente "l'esthétique Nirvana" peut sembler étrange au premier abord. Sa musique se situe à des milliers de kilomètres du punk-rock enragé et des cris de douleurs de Kurt Cobain. Il faut tout de même se rappeler que si Nirvana a tout bousculé sur son passage, c'est parce que la formation redonnait au rock une authenticité perdue sous des tonnes de maquillage et de fixatif à cheveux. Une chanson aussi minimaliste que "Royals", le ton très personnel de Lorde et sa sensibilité à fleur de peau tranchaient tout autant par rapport à toute la musique pop environnante. Assez pour faire dire à Grohl que "this might be another revolution."
Ensuite? Sauf une chanson avec Disclosure et un très bel hommage à Bowie lors des Brits Awards de 2016, silence radio pendant près de quatre ans. C'est assez long pour que les attentes deviennent terriblement hautes. Les miennes l'étaient, en tout cas. L'album "Melodrama" est finalement annoncé et un premier extrait, la chanson "Green Light", apparaît sur les ondes. Déception. Qu'est-ce que c'est que cette ritournelle pop formatée sur laquelle intervient un piano digne de la dance music la plus générique? Avons-nous besoin d'une autre chanson à propos d'une peine d'amour? Et pourquoi vouloir ressembler à tout ce qui passe à la radio alors que ce qui nous avait séduit avec "Royals", c'était justement l'approche très personnelle de l'artiste? Bref, j'avais soudainement moins hâte d'entendre le nouveau disque de Lorde.
Mon enthousiasme s'est également refroidi dès que j'ai su qu'un des collaborateurs-clés de l'album, autant à l'écriture qu'à la réalisation, était Jack Antonoff du groupe Fun, responsable de l'hymne à succès "We Are Young". À quoi diable fallait-il s'attendre? Les autres extraits disponibles avant la sortie du disque (puisque maintenant, avec internet, nous avons souvent droit à trois ou quatre chansons avant qu'un album ne paraisse) m'ont tout de même moins effrayé que "Green Light". "Liability" est une très belle ballade piano-voix comme on n'en entend plus beaucoup dans le registre pop. Et "Perfect Places", malgré son petit côté "hymne radiophonique pour adolescents attendant l'apocalypse", est un titre accrocheur et bien fignolé.
Dès sa sortie, "Melodrama" a obtenu des critiques dithyrambiques. Il a toujours une moyenne de 91% sur le site Metacritic. Pour neuf des trente-trois critiques répertoriées, il a reçu une note parfaite. On parle donc, dans certains cas, d'un chef-d'oeuvre... Ouf... Comment expliquer un engouement aussi démesuré? Je crois que, comme moi, la majorité de ces critiques se sont faits de très hautes attentes par rapport à cet album durant les quatre années pendant lesquelles on l'a attendu. Il ne pouvait être que "génial "ou "complètement raté." Il est bon? On le trouve génial.
Car oui, on est en présence d'un bon, même d'un très bon disque. Quelques pièces ne s'éloignent pas assez à mon goût du format pop radiophonique, mais dans l'ensemble, on a là un album d'électro-pop fait avec bon goût et truffé de quelques audaces formelles (pour le genre) comme celles que l'on retrouve sur "Hard Feelings" et "The Louvre" par exemple. Côté textes, Lorde nous parle de sa vie d'amoureuse et de son amour de la vie. Rien de bien neuf. Sauf qu'elle le fait avec un style bien personnel et, surtout, l'intensité qui la caractérise depuis ses débuts.
C'est justement là que réside sa grande force. Lorde est une interprète hyper-sensible qui carbure à l'émotion pure. Chaque fois que je l'entend entonner le refrain de la très belle "Writer in the Dark", le poil me lève sur les bras. Après quelques écoutes, j'en suis venu à apprécier même les chansons les plus convenues du disque comme "Green Light" ou "Supercut". Lorde est tellement habitée et sincère dans son interprétation qu'entre ses mains, une chanson, même servie à la sauce radio top 40, ne saurait être banale.
Alors? Toujours le "futur de la musique", Lorde? À mon avis, il faut relativiser. Si l'on ne considère que la sphère musicale pop, Melodrama s'élève très au-dessus de la mêlée. Par contre, dès qu'on décide de voir un peu plus large, difficile de considérer la galette comme un chef-d'oeuvre. Si je compare cet album à ceux qui m'ont le plus impressionné cette année (Father John Misty, Arca, Roscoe Mitchell...), il perd un brin de son éclat. Je ne crois pas, non plus, qu'on puisse parler d'un disque qui pointe vers une nouvelle direction que la musique pourrait emprunter. Mais une oeuvre pop fort bien ficelée signée par une artiste extrêmement prometteuse? Ça oui.