J'ai repensé à cette vieille connaissance et à ce qu'elle m'avait dit en écoutant le nouvel album du collectif montréalais Godspeed You! Black Emperor pour la première fois. Pas parce qu'il existe autant de photos sur lesquelles on peut voir les membres du groupe que de portraits de Réjean Ducharme en circulation. Plutôt parce que, dans les deux cas, on a des oeuvres qui ont été interrompues par une pause de quelques années et que, suite à ce hiatus, des voix se sont faites entendre pour dire que "c'était bien mieux avant." Mais est-ce bien vrai? La musique de GY!BE est-elle réellement moins intéressante qu'auparavant ou bien le temps a-t-il agi sur la formation post-rock comme sur un bon vin si on prend la peine de bien écouter?
Comme Réjean Ducharme, la bande à Efrim Menuk a une esthétique très personnelle que l'on reconnaît tout de suite. Pour une oreille distraite, le son de Godspeed en est un qui semble figé dans l'époque qui l'a vu naître. Pourtant, dès que l'on prête un minimum d'attention à la nouvelle galette du groupe, on ne peut que se rendre compte que les choses ont évolué. Exit la musique en montagne russe avec ses montées et ses descentes que l'on sentait venir quelques minutes à l'avance. Le rock instrumental des montréalais n'est pas si prévisible et quelques surprises attendent l'auditeur qui visitera ces "Luciferian Towers".
"Undoing A Luciferian Towers", le morceau d'introduction de l'album est un drône d'une grande richesse. L'électricité rugueuse des guitares se marie avec l'intensité du violon puis, avec un saxophone et une trompette free jazz. On a l'impression d'entendre la naissance de la lumière dans un univers jusque-là noir et chaotique. Une des plus belles entrées en matière pour le groupe. Les cuivres que l'on trouve sur cette pièce ne sont pas les seules nouveautés se trouvant sur le disque. Sur "Bosses Hang, Part 2" et "Fam/Famine", par exemple, l'heureux mélange de minimalisme et de psychédélisme m'a fait penser au compositeur Terry Riley.
On a aussi, ce qu'on pourrait appeler un "retour à la terre" de la part de GY!BE sur cet album. Par là, je veux dire que la formation est allée chercher des influences plus roots. C'était déjà présent sur l'intro bluesy du disque précédent, mais maintenant, nous nous retrouvons les deux pieds dans la boue americana. Surtout sur la trilogie "Anthem for No State" qui clôt l'album. On y savoure une musique qui évoque les hautes plaines d'Amérique, mais avec un beau travail sur la texture des guitares qui m'a fait penser à Daniel Lanois ou au "Chatterton" d'Alain Bashung.
Ce sont justement ces moments moins lourds qui m'ont le plus épaté sur "Luciferian Towers". Certains fans regrettent les ambiances plus apocalyptiques qui baignaient les premiers disques de GY!BE. Je ne suis pas de ceux-là. J'apprécie grandement le fait que "Luciferian Towers" soit une oeuvre aussi lumineuse et le violon de Sophie Trudeau y est pour beaucoup. Son jeu riche en émotion mène souvent la danse sur cet album. Il offre un beau contraste au bruit des guitares. Il apporte un rayon de soleil dans un monde sauvage et parfois brutal.
C'est d'ailleurs-là que l'on trouve la plus grande réussite de ce qui est, pour moi, un des meilleurs disques du collectif. On sait que Godspeed a toujours été une formation très politisée. Alors que la planète penche de plus en plus vers la droite, que la nature est plus chamboulée que jamais et qu'un dément comme Donald Trump fait des siennes à tous les jours, GY!BE aurait pu nous livrer le plus sombre chapitre de sa discographie. Au contraire, la bande a décidé de nous donner ce dont nous avons le plus besoin en ce moment: un peu d'espoir dans toute cette confusion.
Dans un entretien paru dans le Guardian il y a quelques années, Efrim Menuk affirmait que tout ce que lui et ses comparses avaient toujours voulu faire c'était: "to make music like Ornette Coleman's Friends and Neighbours, a joyous difficult noise that acknowledged the current predicament but dismissed it at the same time." Avec "Luciferian Towers", ils s'approchent plus que jamais de cet objectif. Comme Réjean Ducharme, ils sont les témoins de temps difficiles qu'ils choisissent d'affronter avec une joie remplie de lumière.